La 80e Mostra de Venise restera dans les annales comme une édition hors norme ayant réuni un improbable cocktail de vieux et de nouveau monde dans une curieuse ambiance de gala de la fin des temps. Entre le Lion d’Or décerné à “Pauvres Créatures” de Yorgos Lanthimos et la pépite queer “Gasoline Rainbow” des frères Ross, il y a eu heureusement un peu plus à retenir que les frasques flottantes de Kanye West et la grève des acteur·rice·s américain·e·s.

1. Un palmarès maussade dominé par des habitués
“Pauvres créatures” de Yorgos Lanthimos

Déjà propriétaire d’une épaisse collection de trophées cannois (pour “Canine”, “The Lobster” et “Mise à mort du cerf sacré”) et vénitiens (pour “Alps” et “La Favorite”), Yorgos Lanthimos peut enfin orner sa cheminée d’un premier prix avec le Lion d’or de “Pauvres créatures”, kouglof de science-fiction méditative emmené par Emma Stone et Willem Dafoe. De quoi faire du grec émigré depuis quelques années à Hollywood – plus exactement dans une marge arty-luxueuse d’Hollywood – une sorte de boss du film de festival. Ses paraboles conceptuelles, jetant sur la nature humaine un regard narquois tout en grimaces et performances de jeu, ne manquent pas d’amateurs en nœud papillon – et on pourrait en cela les rapprocher de celles du suédois Ruben Östlund, chéri de la Croisette (deux Palmes, une présidence de jury), ou du mexicain Michel Franco, qui présentait cette année Memory. Une forme de satire misanthrope qui est depuis une bonne décennie le nec plus ultra du cinéma de grand festival européen. Entre Matteo Garrone (Lion d’argent), Franco (prix du meilleur acteur), le palmarès célèbre une grande majorité d’habitués et dessine un business as usual de l’auteurisme international.

2. Polanski, Allen, Besson : bienvenue au bal des monstres

 

La triple sélection de The Palace de Roman Polanski, Coup de chance de Woody Allen (tous deux hors compétition) et DogMan de Luc Besson (en compétition internationale) sonnait déjà en amont du festival comme une faute grossière de la part du directeur artistique Alberto Barbera. Après la présentation de ces trois films à un public majoritairement sidéré par leur piètre niveau, cette grille de bingo du cinéaste accusé de viol n’apparaît plus que comme ce qu’elle est probablement : une basse provocation, la plus hermétique séparation de l’homme et de l’artiste ne suffisant pas vraiment à justifier à elle seule la programmation de trois films aussi unanimement démolis par la presse et les festivaliers.

Même s’il convient de rappeler qu’aucune poursuite n’est engagée contre Woody Allen et que Luc Besson a bénéficié d’un non-lieu dans l’affaire Sand Van Roy, il est tout de même permis de supposer que cette triple programmation peu justifiée artistiquement a donc pour le festival une valeur de symbole. Celui d’un soutien indéfectible aux cinéastes accusés de viol, qui cohabite assez paradoxalement avec des velléités progressistes, la Mostra ne loupant pas une occasion de se mettre en scène comme un lieu de balayage des vieux ordres patriarcaux, à travers notamment les multiples palmarès féminins de ses dernières années (profitant à Audrey Diwan, Chloe Zhao, Alice Diop, Laura Poitras…). Plusieurs actions du collectif Tapis rouge, colère noire ont émaillé le festival et le jury s’est heureusement abstenu d’aggraver le tableau avec un prix.

3. Stars en grève et tapis vide

Engagées par contrat syndical à s’abstenir de toute promotion de leurs films tant que la SAG-AFTRA, l’union des acteurs et actrices, et l’AMPTP, l’organisation représentative des studios et du patronat, ne sont pas parvenues à un accord mettant fin à la grève, les stars américaines ont majoritairement répondu absent à l’invitation du festival. Cette édition qu’aurait dû inaugurer, avant annulation, le Challengers de Luca Guadagnino avec Zendaya et Josh O’Connor sur la moquette du Lido se sera donc rabattue sur une programmation européenne et asiatique, même si quelques dérogations concédées par la SAG-AFTRA ont pu permettre à des délégations issues de productions indépendantes de représenter leurs films. Ainsi donc de Priscilla de Sofia Coppola, ou encore de Ferrari, biopic du “commendatore” et fondateur de la marque de bolides signé Michael Mann, que sa vedette Adam Driver est venu défendre en conférence de presse en en profitant pour envoyer une pique aux plateformes : « Pourquoi de petites sociétés comme Neon et STX International [distributeur et producteur de Ferrari aux Etats-Unis] peuvent-elles satisfaire les revendications les plus élevées de la SAG-AFTRA alors que de grosses compagnies comme Amazon ou Netflix ne le peuvent pas ? »

4. La révélation Cailee Spaeny, coupe Volpi de la meilleure actrice
“Priscilla” de Sofia Coppola

Si le tapis rouge de Priscilla restera comme l’exception de stardom et de glamour dans ce festival privé d’étoiles, alors c’est elle qui en demeure le visage le plus marquant. Interprète de la femme d’Elvis Presley dans ce biopic signé Sofia Coppola, cette comédienne de 25 ans était jusqu’ici peu identifiée sinon pour le rôle principal d’un blockbuster sitôt oublié (Pacific Rim : Uprising) et quelques apparitions fugaces dans des ensemble casts indépendants (Sale temps à l’hôtel El Royale, Vice). Sa tête de poupée crève l’écran dans cette partition less is more dont la récompense vient fort heureusement défendre une belle idée du jeu de cinéma : un art de la retenue, du léger trémolo, de l’infra-expression la plus subtile, où cette missourienne chétive excelle. Au point d’avoir réveillé une certaine Coppola-mania, dont s’étaient quelque peu distancés ces dernières années les spectateurs qui avaient snobé Les Proies ou On the rocks (et plus encore, ceux qui les avaient vus), mais pourraient se montrer plus enthousiastes envers ce film qui pour certains commentateurs renoue avec la grâce de Virgin Suicides et des premiers succès de la réalisatrice. Seul ennui : on commençait à peine à maîtriser Florence Pugh et Riley Keough, et il va déjà falloir apprendre à prononcer un nouveau nom.

5. “Gasoline Rainbow”, pépite queer et gen Z
“Gasoline Rainbow” des frères Ross

S’il fallait retenir un contre-palmarès moins poussiéreux, on dirigerait volontiers nos regards vers ce film signé des frères Ross et présenté dans la section parallèle Orizzonti (sorte d’équivalent vénitien à Un certain regard). Un concentré de teen spirit hirsute où cinq ados oregonais chargés d’herbe se mettent en quête de la côte Pacifique. Cocktail des Goonies et d’American Honey, de L’Incroyable voyage et d’Easy Rider, du Scooby Gang et de Tangerine, Gasoline Rainbow est un sublime portrait de la génération Z, doublé d’une traversée odysséenne de l’Amérique des marges, et qui renvoie un excellent signal sur la santé du cinéma indépendant américain, extrêmement vif à l’endroit de ces portraits de laissés-pour-compte, aussi rugueux et crus que drôles et généreux. Malheureusement reparti bredouille, le film n’a pas encore de diffusion française prévue.