Quel est le prix à payer quand on veut changer le monde ? Pour celles et ceux qui s’y efforcent, l’addition est parfois salée. C’est celle du burn-out militant, une fatigue émotionnelle et physique qui frappe les personnes engagées, même les plus jeunes et les plus déter’. Rencontre avec des militant.e.s au bord de la crise de nerf. 

Glasgow, novembre 2021. La militante et activiste pour le climat Greta Thunberg fait un discours devant des milliers de personnes à l’occasion de la Cop 26. La jeune Suédoise parle de la conférence sur les changements climatiques qui s’achève comme d’un “festival mondial du greenwashing” et une vaste cérémonie de “blah blah”. La mine déconfite, la voix tremblante, elle ne cache ni son ras-le-bol ni son émotion. Greta, serais-tu en train de craquer ? Il faut dire que, dans le meilleur des mondes, une ado de 18 ans devrait plutôt se soucier de son avenir personnel plutôt que de celui de la planète qui court à sa perte. Des Greta Thunberg au BDR, il y en a beaucoup, à l’image des militant.e.s dévoué.e.s corps et âme à une ou plusieurs causes qui se retrouvent à prendre de plein fouet les limites (matérielles, financières, politiques) de leurs combats ainsi que leurs propres limites, d’ordre émotionnel (coucou la charge mentale). Pas étonnant, quand on sait qu’étymologiquement le mot “militer” vient du latin militare (“être soldat, faire son service militaire”). Un terme d’origine guerrière qui vient appuyer le fait que militer, c’est bien une histoire de combat derrière lequel se cache potentiellement une défaite qui peut amener au craquage et qui porte d’ailleurs un nom : le burn-out militant. Deux mots aussi populaires l’un que l’autre, qui cristallisent les enjeux et le mal-être de notre époque. Inégalités sociales, crise climatique, racisme, violences masculines, maltraitance animale, homophobie, transphobie… le militantisme n’a jamais eu autant d’écho à l’ère des réseaux sociaux. Dans ce contexte où l’activisme se joue sur le terrain, dans les manifs, les cercles de parole, les meetings, les soirées, mais aussi sur les espaces virtuels, les activistes portent une charge mentale colossale. Il y a d’abord l’investissement personnel que l’engagement demande, puis la violence des injustices dénoncées qu’il faut pouvoir supporter, auxquels viennent s’ajouter le regard et le jugement des autres. Pour peu que les militant.e.s ne trouvent aucun écho à leur(s) combat(s) chez leurs représentant.e.s politiques et on en vient à envisager de descendre une bouteille de rhum solo. Alors, est-il possible de militer sans passer par la case burn-out ? Si la lutte n’est jamais finie et qu’elle est rude, il y a en tout cas toujours moyen de ne pas perdre trop de plumes dans la bataille.

 

Des luttes à perte de vue

 

Fin 2021 sur le Gram, les memes de Couturfu se sont mêlés à des sujets beaucoup moins légers, comme l’affaire Margaux Pinot, judoka française battue par son compagnon et entraîneur Alain Schmitt. Repartagé un nombre incalculable de fois, le post initial qui montrait le visage de l’athlète déformé par les coups dénonçait un ultime acte de violence masculine. Un coup de pouce vers le bas et apparaissait le dernier carré jaune posté par Raphaël Glucksmann, député européen et militant politique, qui dénonçait à son tour, une fois de plus, l’inaction de l’Europe sur la question des migrants. Puis c’était le compte @balancetonbar qui voyait le jour et partageait les témoignages de personnes droguées à leur insu et victimes de violences dans des établissements français. Les comptes lanceurs d’alerte comme celui-ci sont de plus en plus nombreux et ont amené une véritable montée en puissance du militantisme ainsi qu’une meilleure conscientisation des luttes, surtout chez la jeune génération. La contrepartie, c’est que ce flot continu d’informations est difficile à assimiler, aussi bien du côté des utilisateurs que du côté de ceux qui s’en font les porte-voix. Si bien que même les plus tenaces finissent par avoir envie de lâcher la rampe…

Greta Thunberg en manif.

Ce fut le cas d’Anaïs Bourdet, fondatrice du collectif féministe Paye ta Schnek qui a popularisé le concept de burn-out militant après en avoir fait l’expérience en juin 2019. À l’origine, un modeste blog, Paye ta Schnek s’est transformé en un réseau féministe militant qui a rendu publiques plus de 15 000 récits d’agressions et de harcèlement de rue subi.e.s par des femmes. Propulsée à la tête de cette “communauté”, Anaïs Bourdet a, pendant sept ans, encaissé une double violence : celle des récits dont elle se faisait la porte-parole et celle qu’elle subissait au quotidien, notamment le cyberharcèlement en tant que militante féministe. Au lendemain d’une soirée entre amies qui tourne mal, pour avoir été la cible d’agressions sexistes en tout genre, Anaïs Bourdet déclarait arrêter PTS ayant “accumulé une dose de violence qui, humainement, n’est pas gérable”. Son témoignage trouvait alors un très large écho dans la sphère militante – hors réseaux féministes – et donnait naissance à #PayeTonBurnoutMilitant qui accompagnait les récits d’activistes au bord de la crise de nerfs. Encore une fois, Anaïs Bourdet se retrouvait à ouvrir la brèche pour une chaîne de récits de personnes en souffrance. Sauf que, cette fois, elle a anticipé et il n’y a pas eu de plateforme sur des témoignages de combattants au BDR. Mais, depuis, le sentiment de burn-out militant est devenu si prégnant que les études faites à son sujet ont fleuri. L’une des plus récentes et significatives est celle de l’universitaire américain Paul Gorski. Publiée en 2018 et intitulée Fighting racism, battling burnout: causes of activist burnout in US racial justice activists, elle révèle qu’environ 50 % des militants américains font un jour ou l’autre l’expérience du burn-out. Dans cette étude menée sur un large panel d’activistes antiracistes engagés auprès du mouvement Black Lives Matter, Gorski dévoile la recette pour fabriquer un bon burn-out militant. À savoir des besoins infinis, des moyens très réduits, une charge mentale insoutenable, des institutions dans l’inertie totale… Et bam, c’est l’implosion !

 

Aux origines du burn-out

 

“Tu prends un coup de marteau d’une force monumentale”, nous lâche Layla, militante pro-Palestine, quand on lui demande de nous raconter le moment où elle a craqué. C’est arrivé début 2009. L’armée israélienne vient alors de bombarder Gaza. Layla, présidente de l’antenne parisienne de la GUPS (l’Union générale des étudiants de Palestine) organise avec d’autres militant.e.s l’une des plus grosses manifs pro-Palestine jamais vues à Paris. La capitale est bloquée pendant trois heures. “On a réuni au moins 150 000 personnes ce jour-là, se souvient-elle. Depuis la place de la République jusqu’à l’arrivée du cortège place de la Bastille, on ne voyait que des drapeaux palestiniens.” Layla et ses soutiens appellent au boycott d’Israël. La mobilisation est telle, qu’il.elle.s croient dur comme fer à un sursaut de l’État français. Mais rien ne se passe. Les médias ne relaient pas la manif à Paris. Les quelques news qui paraissent à ce sujet évoquent des “violences” côté manifestant.e.s. Après cette immense déception, Layla connaît une période de down de plusieurs années où elle prend de la distance avec son militantisme. Née d’un père réfugié palestinien et d’une mère franco-syrienne imprégnée de socialisme, Layla a le militantisme dans le sang. “Ma première manif ? J’étais en poussette.” Elle s’est engagée très jeune, intensément, quitte à mettre ses études et sa vie perso de côté. Mais, comme le rappelle la psychologue Marie Pezé, spécialiste du burn-out militant, “Il ne faut pas surestimer ses forces, car en face, l’inertie des institutions est puissante. Changer le monde prend du temps et confronte à l’égoïsme et à la cupidité humaine.”

Manif pour la Palestine, Paris.

En plus de ce profond sentiment d’impuissance, commun chez les militant.e.s, il faut aussi ajouter la confrontation quotidienne à la violence à travers des situations, des récits et des images traumatisantes. Ce qui est d’autant plus insupportable quand les activistes se trouvent victimes des injustices qu’ils combattent. Cela a été le cas de Lenora, 26 ans, engagée, alors qu’elle vit au Chili, auprès de Cuerpo Violeta, une asso qui accompagne des femmes victimes de violences. Elle-même a subi deux viols consécutifs. “Un jour j’ai explosé. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi. Les sujets que je traitais étaient trop proches de ce que j’avais vécu. Je n’étais tout simplement pas à la bonne place. En essayant d’aider ces femmes, j’essayais de me sauver moi-même.” Lenora évoque aussi le sentiment de culpabilité qu’elle ressent dans ses choix de consommation et de vie, sans cesse tiraillée entre ses convictions et la direction dans laquelle la société nous emmène. Porte-parole d’un idéal, le.la militant.e subit la pression d’une obligation de cohérence entre son discours et ses actes.

Pour la jeune génération, cette pression est d’autant plus forte que le militantisme se joue dorénavant sur les réseaux sociaux. “On combine deux sphères violentes, explique Vanessa Jérome, écologiste et chercheuse au CESSP/Université de Paris I Panthéon Sorbonne. Celle des médias et de la politique. Par ailleurs, les comptes militants se retrouvent en concurrence, d’où des luttes d’ego compliquées à gérer”. Lenora, qui aujourd’hui travaille en tant que chargée de projet pour On est Prêts, mouvement de sensibilisation à la préservation de la nature par le biais d’actions digitales, confirme se retrouver fréquemment dans ce concours du “qui sera le.la militant.e le.la plus parfait.e, le.la plus pur.e”, notamment parmi les radicaux. “Ça m’est arrivé très souvent de me sentir hyper mal à l’aise auprès de personnes qui se prévalent les plus déconstruites. Tu sens qu’à la moindre erreur de formulation, tu vas te faire lyncher”, explique-t-elle. Le problème, c’est quand la performativité devient une posture et la déconstruction une fin en soi plutôt qu’un moyen d’entamer un vrai changement. Cette intransigeance et ce culte de la pureté militante contribueraient donc à saper toujours un peu plus l’ambiance et le moral des troupes…

Manif Cuerpo Violeta, Chili.
Militer en 2022 : starter pack

 

Heureusement, malgré ce constat qui fout bien le seum, il y a toujours moyen d’alléger sa charge mentale, ainsi que le stress et la pression sociale liés à l’activisme. Le premier point, qui paraît simple mais qui n’est pas toujours automatique, c’est de commencer par s’autoriser une vraie détox digitale. C’est-à-dire se couper des réseaux pendant plusieurs jours, prendre de la distance avec les sollicitations liées à l’engagement et s’exposer un peu moins à des contenus sensibles. Personne n’ira dire le contraire, mettre les réseaux sociaux en mute, c’est aussi se comparer bien moins souvent aux autres. Ainsi la détox digitale permet-elle de contourner le spectre de la performativité. Au-delà des breaks digitaux à court terme, l’idée d’une vraie et longue pause a fait son chemin en tant qu’élément indispensable à la survie des militant.e.s, comme le confirme Layla : “C’est impossible d’être à 100 % sur le long terme. Il faut savoir retrouver des espaces d’insouciance”. Pour cela, Lenora a, par exemple, décidé de s’installer à Rennes quelque temps où elle s’est promis de ne pas fréquenter les milieux militants. “En déménageant là-bas, j’ai choisi d’être davantage en adéquation avec mes convictions et mon projet de vie, qui est d’être plus proche de la nature et de la mer. J’ai aussi choisi de ne pas côtoyer les cercles militants ici, pour me préserver.”

Il faut également rappeler que militantisme n’est pas forcément synonyme d’activisme de combat. Il y a plein de manières de militer différemment sans être dans la lutte perpétuelle. Parce qu’elle ne pouvait plus porter la charge mentale de son militantisme politique pour la Palestine, Layla s’est tournée vers un activisme culturel, plus soft. “Quand j’ai commencé à donner des cours de dabkeh (la danse traditionnelle commune à plusieurs pays du Levant, dont la Palestine, ndlr) dans des assos culturelles, j’ai vu que je pouvais faire passer mon message politique, mais d’une autre manière.” Moins agressive, mais pas moins efficace, la dabkeh, qui parle d’elle-même, porte la grandeur du peuple palestinien. Remettre de la joie et de l’amour au cœur de son engagement au détriment du sacrifice de soi paraît essentiel. Pour éviter le burn-out militant, il faudrait donc parvenir à s’éloigner de l’archétype du militant en permanence activé en mode combat. Car les qualités pour durer dans le militantisme s’apparentent davantage à celles d’un marathonien : savoir économiser ses forces, accepter les émotions contraires et apprécier le chemin parcouru pour arriver à la ligne d’arrivée, même si ce dernier est lent et sinueux.