Et si le meilleur moyen de réaliser son utopie était de la vivre en groupe, loin des affres de la société ? Tour d’horizon des communautés intentionnelles, passées et présentes, qui permettront peut-être demain à l’utopie de ne plus en être une.

Depuis que le philosophe et homme politique anglais Thomas More a publié en 1516 son ouvrage majeur De Optimo Reipublicae Statu, Deque nova Insula Utopia (“La nouvelle forme de communauté politique et la nouvelle île d’utopie”) – une réflexion critique sur les mœurs, la politique et la société de son époque –, le concept d’utopie a chauffé tous les esprits de celles et ceux qui ont osé rêver d’un monde meilleur sans jamais, hélas, que ce dernier ne se concrétise véritablement. Normal, le mot utopie, inventé par Thomas More lui-même, signifie à la fois “lieu de bonheur” et “nulle part”. Autant dire que le monde idéal n’existe pas. C.Q.F.D. C’est pour cette raison que, depuis les années 1960, des citoyen.ne.s ont essayé de le construire à travers la mise en place de communautés intentionnelles (ou utopiques), soit des microsociétés autogérées (parfois autosuffisantes) composées d’individus partageant des valeurs et des règles communes. Aujourd’hui, qu’elles soient féministes, écologiques, artistiques ou intellectuelles, ces communautés de plus en plus nombreuses (on en compte plus de 1 200 rien qu’aux USA, selon une récente étude de la Foundation of Intentional Community) ont toutes en commun l’audace de vouloir vivre mieux et différemment. Sans forcément, on vous rassure, tomber dans le cliché du zadiste qui cultive son fromage de chèvre local dans le Larzac. “C’est le symptôme d’une insatisfaction, d’un malaise par rapport à notre mode de vie actuel, explique le sociologue canadien Jean-Philippe Warren, auteur d’Une douce anarchie (éd. Du Boréal, 2008). Des irréductibles Gaulois veulent décrocher et se bâtir autre chose.” Vivre différemment, c’est bien ce qui obsède une bonne partie du monde, surtout depuis l’arrivée du Covid-19 qui n’a fait que renforcer les travers d’une société en plein burn-out. “Ce qui est intéressant, c’est de voir comment les gens font pour vivre et tout partager au service d’un objectif commun, qui est souvent en décalage par rapport aux valeurs dominantes dans le ‘grand monde’ ”, indique le sociologue Michel Lallement, auteur d’Un désir d’égalité (éd. Seuil, 2019), une enquête sociohistorique et ethnographique au sein de communautés utopiques américaines. Loin des clichés, celles-ci se révèlent être d’inspirants laboratoires d’innovation sociale à l’heure où la contestation gronde. Les prochaines années pourraient donc bien voir ces nouveaux lieux se multiplier.

Photo : Oghalé Alex

Eotopia

Le hameau écolo où rien ne se perd (Cronat, France)

On doit cette communauté située à Cronat, en Saône-et-Loire, au rêve de Benjamin Lesage, 33 ans, qui avait réalisé l’exploit de vivre pendant cinq ans, entre 2010 et 2015, sans avoir recours à l’argent directement (Vivre sans argent, éd. Arthaud, 2016). Après un périple d’un an en auto-stop et en bateau des Pays-Bas au Mexique et plusieurs années d’itinérance en France, c’est en 2016 qu’il concrétise son rêve d’écovillage avec sa compagne Yazmin. Tous deux ont mis la notion d’antigaspillage au cœur de ce projet. Ici, rien ne se perd, tout se récupère. On utilise des toilettes sèches, on s’éclaire grâce à Enercoop, une coopérative qui fournit de l’électricité issue des énergies renouvelables, et on pratique la permaculture. Aucun animal n’est élevé dans cette communauté 100 % végane, qui a décidé de bannir également alcool, tabac et drogues. Pour parer aux besoins du groupe, chaque membre verse 300 euros par an dans un pot commun qui sert à payer impôts, factures et petits extras. À côté de cela, chacun est libre d’avoir un petit job rémunéré, s’il le souhaite. Bref, une consommation réduite au minimum pour une société rêvée où l’argent ne serait plus roi.


Christiania

Une ville libre dans la ville, entre ganja et marxisme (Copenhague, Danemark)

Sans doute l’une des communautés intentionnelles les plus célèbres en Europe, Christiania s’étale sur 34 hectares de nature sauvage et de rues piétonnes, parsemés de bâtiments en brique ornés de graffitis, de maisons en bois, et qui comptent aujourd’hui quelque 1 000 habitants dont 200 enfants. Son épopée commence en 1971, lorsque Copenhague fait face à une pénurie de logements sans précédent. Au cours de l’été, des dizaines de militants anarchistes, hippies, chômeurs ou encore artistes et étudiants contestataires prennent possession d’une ancienne caserne marine située sur la presqu’île de Christianshavn dans le sud-est de Copenhague. Peu à peu, l’enclave rebelle s’est dotée d’un drapeau, trois points jaunes sur fond rouge, et d’un règlement intérieur. Les voitures ont été interdites, tout comme la propriété privée et la spéculation immobilière. La démocratie est absolue, toutes les décisions sont prises à l’unanimité. Tant qu’une seule personne a un avis opposé, on discute. Inutile de préciser que les assemblées s’achèvent souvent au petit matin… Voilà maintenant cinquante ans que cette ville dans la ville résiste aux autorités et attire autant les Danois que les étrangers. “J’y ai trouvé la liberté que je cherchais. Enfin, j’avais de la place pour respirer et être moi-même”, confie Hélène, Française qui s’est installée à Christiania en 1976. Cet esprit libertaire a aussi donné naissance à Pusher street “la rue des dealers” : un marché à ciel ouvert où la marijuana se vend librement. On vous avait promis l’utopie.


Amazon Acres

L’utopie matriarcale (New South Wales, Australie)

Cette communauté de femmes, qui n’avaient rien à envier à leurs ancêtres guerrières du même nom, a tenté de réaliser son utopie féministe entre 1970 et 1980. Également connue sous le nom de The Mountain, la communauté des Amazon Acres a accueilli une centaine de femmes sur un territoire de 400 hectares dans la région de New South Wales en Australie. Nomades, elles vivaient la plupart du temps nues, se déplaçaient à cheval, dormaient à la belle étoile et construisaient parfois elles-mêmes leurs abris. L’utopie des Amazon Acres reposait sur la règle des trois M : No Meat, no Men, no Machines. Une société basée sur la sororité, sans hommes, sans technologie ni consommation. Les décisions étaient prises par consensus sur des sujets tels que l’éducation des jeunes garçons pour les mères qui avaient rejoint la communauté avec des enfants. Le programme scolaire ? Acrobatie, histoire du féminisme, méditations et anatomie du corps féminin. Ici les Amber et autres Jennifer se rebaptisaient Moonshadow, Jaguar ou bien… Composte. Mais les Amazones ne tardèrent pas à s’attirer les foudres des propriétaires des alentours qui voyaient en ces femmes libres de véritables conquérantes piétinant leurs terrains. À moins que ce ne soit leur ego masculin qui ait été piétiné… Elles durent plier “bagage” et remettre leur rêve d’une société matriarcale à plus tard.

Photo : Oghalé Alex

Kerlanic

Pour l’amour de la terre (Bretagne, france)

À l’origine de cette communauté, le burn-out d’Audrey, surnommée Mama Terra. Cette mère de deux enfants a habité durant douze ans la région parisienne où elle était écrivaine publique et styliste grande taille. Épuisée par le train de vie de la capitale et déprimée de ne pas passer suffisamment de temps avec ses enfants, elle décide de quitter son appartement et ses deux jobs pour acheter Kerlanic, une ancienne ferme du XVIIe siècle en Bretagne. Audrey met tout en œuvre pour en faire un lieu d’accueil pour des personnes qui partagent son envie de vivre différemment et son profond respect pour la nature. Touchés par la personnalité d’Audrey, sa bienveillance et sa générosité, les habitants des alentours ont rapidement décidé de l’aider à entretenir la propriété, et même à y construire d’autres habitats. Ici, pas question d’être tributaire des différents réseaux. Une dizaine de panneaux photovoltaïques couvrent les besoins en électricité, et un système de récupération d’eau assure une production suffisante pour le ménage, la vaisselle et la toilette. Les animaux font partie des résidents. Chèvres, boucs, poules, chiens et chats vivent eux aussi en communauté. Et pas question de voler quoi que ce soit à la nature ! On ne consomme les œufs que si les poules les abandonnent. Idem pour le bois, on ne coupe pas les arbres : “On ne prend que ce que la forêt nous donne”, souligne Audrey. Au milieu de tout ça, Noa, son fils, connaît la traite des chèvres sur le bout des doigts et maîtrise l’art du potager comme personne. Il ne va plus à l’école, c’est sa mère qui l’instruit, quand il ne se prend pas tout seul de passion pour un sujet. Un vrai retour aux sources qui donne à penser que, parfois, en remontant le temps, on fait un grand bond en avant.

 

The sustainable city

L’oasis écoresponsable (Émirats Arabes Unis)

À 25 kilomètres du centre-ville de Dubaï, aux portes du désert, loin des gratte-ciel et de l’agitation, se trouve une ville durable entièrement tournée vers le respect de l’environnement. Selon Karim El-Jisr, directeur exécutif du See Nexus Institut, centre de recherche spécialisé dans le développement durable, “cette ville est le fruit de la crise financière d’il y a dix ans et d’une volonté d’adopter un modèle qui ait un sens, d’un point de vue à la fois écologique et économique”. La ville convoite l’autosuffisance absolue. Les familles et entreprises qui y résident consomment local, et des panneaux solaires installés un peu partout garantissent à la ville une production d’énergie suffisante. À l’heure actuelle, cette oasis moderne compte 500 villas, 89 appartements pouvant accueillir en tout 3 000 habitants. La ville prévoit de construire 500 kilomètres de pistes cyclables d’ici 2022, afin de limiter au maximum l’utilisation d’autres moyens de transport que le vélo. Au-delà de la conscience écologique et de la modernité de cette communauté dans son ensemble, on salue sa créativité. Une galerie consacrée à l’art responsable y a vu le jour et les initiatives de jeunes entrepreneurs ne manquent pas. C’est le cas d’Alana Sorokin, styliste, qui a conçu une ligne de maillots de bain à partir de plastique récupéré dans les océans.

 

Bright Mirror

Le collectif intello (Paris, France)

Dans le but de créer une communauté désireuse de vivre un avenir meilleur, Bright Mirror réunit des mordus de fiction et d’écriture pour imaginer des scénarios présentant un futur plus juste, égalitaire et respectueux de l’environnement, mais moderne. À ce jour, plus de 2 000 personnes ont participé à ces ateliers d’écriture d’un tout autre genre. Ici, on fait travailler son cerveau et sa plume pour répondre à des problématiques telles que l’intelligence artificielle, le traitement des données ou encore la démocratie et la citoyenneté. En somme, on démolit les scénarios très dark de Black Mirror.

Féministes, artistiques, écologiques, intellectuelles… ces communautés de plus en plus nombreuses ont en commun l’audace de vouloir vivre mieux et différemment.

Antoine Brachet, directeur exécutif de Bluenove, la société créatrice du concept, met un point d’honneur à ce que les nouvelles écritures racontent un avenir optimiste contre un courant de pensée qui cultive l’idée que le monde court à sa perte. Le but de ces ateliers n’est pas seulement ludique. Ces nouvelles ont vocation à alimenter l’esprit de designers et d’ingénieurs chargés de construire le monde de demain. Quand la fiction rejoint la réalité… N’est-ce pas là le but de toute utopie ?

Twin Oaks

Hippie, mais pas trop (Virginie, États-Unis)

Impossible de faire ce tour du monde sans passer par les États-Unis, pays qui prône l’individu roi mais qui est aussi paradoxalement celui où le plus de communautés intentionnelles se sont épanouies. Fondée en 1967 en Virginie, Twin Oaks est l’une des plus anciennes et plus grandes communautés intentionnelles des USA. À la base de sa formation, le récit utopique du psychologue B.F. Skinner, Walden Two, véritable manifeste antipolitique, pro émancipation et pro autonomie, qui décrit une société fonctionnant sur le béhaviorisme (l’interaction de l’individu avec son environnement). Skinner sera d’ailleurs le premier donateur de Twin Oaks, qui occupe aujourd’hui 140 hectares. Le sociologue français Michel Lallement y a vécu en immersion ponctuelle entre 2016 et 2018 et l’a comparée à “un îlot de socialisme perdu dans un océan de capitalisme”. Parmi les principes de base de la communauté, on trouve le refus de la propriété, le partage équitable des ressources et du travail ainsi que la suppression des codes de la représentation sociale, notamment le nom de famille. Et pour s’assurer que tout nouveau ou nouvelle arrivant.e adhère bien à ces valeurs, les candidat.e.s à l’intégration passent un entretien de recrutement constitué de 90 questions, en présence d’au moins 30 membres de la communauté. Une fois le grand oral effectué, si le.la candidat.e a fait l’unanimité, il.elle a droit à un cérémonial lors duquel on lui attribue un nom évoquant la nature – Rainbow, River ou Koala pour les chanceux. Selon Michel Lallement, la longévité de la communauté de Twin Oaks s’explique par le choix de ses membres de maintenir des relations avec la société environnante et d’assurer une activité économique. À Twin Oaks, on exploite du tabac, on fabrique des hamacs et du tofu, entre autres. Ni trop éloignée de la société pour survivre, ni trop proche pour réaliser son rêve utopique, bref le choix smart de la modération.

 

Akon City

Le rêve africain (Sénégal)

Akon a dropé son mic pour la bonne cause : fonder une ville verte et durable à son nom dans son pays d’origine. Le rappeur américain né de parents sénégalais a annoncé sur Instagram début 2020 qu’il était le propriétaire d’une nouvelle ville au Sénégal. Avec un budget de 6 milliards de dollars investis par la société d’ingénierie KE International, Akon City se trouvera sur la côte ouest du Sénégal, près de Mbodiène et devrait être entièrement autonome. Le but d’Akon est de booster l’économie locale en développant les atouts du pays pour les voyageurs du monde entier. Il imagine sa ville avec une architecture spécifique, inspirée de la culture et de l’histoire du pays. La monnaie utilisée sur place sera le Akoin, une cryptomonnaie créée par Akon pour aider les devises africaines à se stabiliser. Le but est de relancer le marché financier africain, enlisé dans la corruption et l’inflation. La construction de la ville se fera en plusieurs étapes. D’ici 2023, des routes, un hôpital, un centre commercial, un commissariat, une station de traitement des déchets, une école et une centrale électrique devraient d’abord être bâtis. Des parcs, des universités, un complexe sportif et un stade seront ensuite construits d’ici à 2029. Cette nouvelle cité n’est pas la première des actions qu’Akon mène en Afrique. Rappelons qu’il est déjà à la tête de Lighting Africa, une organisation qui aide les zones sans électricité à trouver des solutions énergétiques.

 

Auroville

L’ascension spirituelle (Tamil Nadu, Inde)

Pays fascinant par sa spiritualité et son mysticisme, l’Inde a vu une utopie prendre forme en 1968 : Auroville. Comptant 2 500 habitants de 50 nationalités différentes, la ville de l’Aurore a été imaginée en 1954 par une femme, Mirra Alfassa dite La Mère. Dans son manifeste, Auroville est un endroit “où les relations entre êtres humains, qui sont d’ordinaire presque exclusivement fondées sur la concurrence et la lutte, seraient remplacées par des relations d’émulation pour bien faire, de collaboration et de réelle fraternité”. Ainsi, Auroville est fondée sur une vraie spiritualité. Le souhait des résidents n’est pas simplement de monter un projet alternatif, mais aussi d’élever leur propre conscience. Dès 1968, les premiers Aurovilliens ont pratiqué le Karma Yoga (qui permet de trouver le divin par le travail) pour fonder différents bâtiments et recréer la forêt qui avait pratiquement disparu. La communauté a donc planté 160 espèces d’arbres et arbustes indigènes différentes. Chaque année, plus de 800 volontaires y apprennent la simplicité de vivre et le respect de la nature. On retrouve cette démarche spirituelle avec un système éducatif fondé sur le “libre progrès”. Si cinquante ans plus tard Auroville est toujours debout et attire des visiteurs, la ville n’a pas encore atteint son autonomie financière et est à ce jour encore dépendante du gouvernement indien.

Photo : Oghalé Alex