Dans quelques heures, Daniel Arsham s’envolera pour Shanghai. D’ici là, il va décrocher les cadres dans la chambre du palace parisien où nous avons rendez-vous pour y apposer un message caché au dos : rituel immuable qu’il perpétue à chaque déplacement, totalement dans la lignée de l’esprit de son œuvre. Qui sommes-nous ? “Quand” sommes-nous ? Et surtout, quelles traces allons-nous laisser sur Terre ? L’artiste américain est de passage à Paris où il a collaboré à une installation pour le défilé masculin Dior Printemps-Été 2020, un travail de recherche minutieux en compagnie du directeur artistique Kim Jones pour élaborer des pièces de défilé, un décor, mais aussi une recréation complète du bureau historique de Christian Dior avenue Montaigne, comme figé par le temps. Une métaphore de son propre travail, qui parvient à réunir temporalité, références et puissance visuelle sans jamais oublier cette part de fascination enfantine qui parvient – tout juste – à faire éclater la bulle anxiogène qui flotte autour de ses œuvres.
Mixte. Notre thème pour ce numéro est “Destination Inconnue” – il y a donc une cohérence totale avec votre univers, dans lequel on ne sait jamais trop de quelle ère il s’agit…
Daniel Arsham. J’ai beaucoup travaillé autour d’objets sous-entendant cette idée d’une temporalité flottante : nous observons un passé non-spécifique, qui peut avoir eu lieu il y a 100 ans comme 100 000 ans. Nous préparons actuellement une monographie qui examinera mon travail en studio, et ça m’a permis de revoir ce que je faisais alors que j’étais encore étudiant. Il ne s’agissait pas de sculptures, mais de grandes toiles en mylar, des paysages avec des éléments architecturaux qui semblaient conçus par une main humaine, mais sans but précis, à la fois anciens et futuristes. Ce flottement a toujours bien fonctionné pour moi.
M. De même, on ne perçoit pas si le message est plutôt positif ou négatif, si ces éléments sont en train de se désagréger ou au contraire s’ils résistent…
D. A. Ces objets sont aussi formés d’un matériau géologique. On a l’impression qu’ils disparaissent, mais on sait que les cristaux se forment avec le temps, donc peut-être que les objets sont en fait en train d’évoluer vers un état de plénitude. Il y a une ambiguïté potentiellement positive… Tout le débat grandissant sur le réchauffement climatique a changé les regards sur ces œuvres. Il y a cinq ou six ans, la question ne se posait pas – ou beaucoup moins, y compris pour moi. Certes, tous les objets qui nous entourent finiront par devenir des reliques, mais il y a une part obscure dans ce futur.
M. Si l’existence de l’être humain est sous-jacente dans vos œuvres, elle n’est jamais directement présente.
D. A. Au départ, ce choix de ne pas inclure de figures dans mes toiles vient du fait que leur coiffure, leurs vêtements, catégorise tout de suite l’image dans une certaine temporalité. Depuis toujours, je suis un grand fan de science-fiction et j’adorais l’idée de pouvoir sortir les êtres humains de leurs contextes, de les placer dans l’espace ou sous terre. Mais pour en revenir à cet aspect de la responsabilité humaine, je suis de plus en plus effrayé par le réchauffement climatique, peut-être parce que j’ai des enfants. J’y pense de manière beaucoup plus concrète lorsque je réfléchis mes œuvres.
M. Ont-elles une dimension politique ? On perçoit une certaine fascination pour une culture populaire américaine, mais c’est peut-être tout simplement en référence à vos propres racines ?
D. A. Je n’essaie jamais d’être trop évident. C’est comme l’idée d’un objet qui se décompose ou se recompose : chacun choisit son point de vue. Évidemment que les objets que je mets en scène sont influencés par ma propre enfance, mais j’essaie aussi de choisir des éléments qui sont vraiment iconiques et qui parlent à tous les publics, qu’on soit au Japon, au Brésil… Donc un appareil photo Polaroïd, une basket Air Jordan…
M. Le rôle de la couleur a évolué dans votre travail ces dernières années. Pourquoi ?
D. A. En fait, j’ai depuis l’enfance une déficience visuelle qui ne me permet pas de distinguer la totalité des variations du vert et du rouge, ainsi que le spectre qui les entoure. On m’a envoyé il y a quelques années un article sur une société, Enchroma, qui crée des verres correcteurs permettant de rectifier partiellement la vision des couleurs en identifiant les longueurs d’onde manquantes – si cela vous intéresse, on en a même fait un documentaire. Au final, je ne porte plus ces lunettes, sauf parfois au studio pour voir la différence avec ou sans. Le plus intéressant dans cette expérience a été de pouvoir identifier les couleurs que je voyais à l’identique, avec et sans les lunettes. Certes, auparavant je travaillais avec de “vraies” couleurs, le noir des cendres volcaniques, le blanc du quartz, mais les minerais aussi en proposent, que je perçois correctement, comme l’améthyste, la calcite bleue… Je pense qu’elles peuvent apporter une légèreté à mon travail, le rendre plus simple à appréhender pour certains, créer davantage de trouble dans cette notion de zone d’ombre entre beauté et destruction.