À la tête de Schiaparelli depuis trois ans, Daniel Roseberry a su savamment pimper les codes surréalistes de la maison. Le designer texan nous livre sa vision créative étroitement liée à la culture pop, au chic fantaisiste et à la notion de female empowerment.

C’est dans un vaste bureau baigné de lumière que Daniel Roseberry, 36 ans, nous a reçus en ce lundi matin de juin. La grande pièce, où trône une large table blanche parsemée de quelques dessins, surplombe la place Vendôme. Depuis sa renaissance en 2012, la maison française a repris ses quartiers à l’Hôtel de Fontpertuis au 21 de la place ultrachic de Paris, ici même où Elsa Schiaparelli l’installa en 1935 jusqu’à sa faillite en 1954. En 2019, son nouveau patron, le P.-D.G. de Tod’s, Diego Della Valle, nomme l’Américain à la direction artistique. Né au Texas d’un père pasteur anglican et d’une mère artiste, Daniel Roseberry a baigné dans un univers où les traditions et la religion ont été intimement mêlées à la créativité. Et c’est, d’après ses dires, “ce cocktail unique qui [le] mettra sur la bonne lancée”. Après des études de mode à New York, il enchaîne chez Thom Browne où il reste dix ans. Mais le rythme effréné de douze collections par an le mène à deux doigts du burn-out et il songe même à quitter la mode. C’est alors que l’opportunité d’une audition chez Schiaparelli se présente, en 2018. Tiraillé entre le besoin de se reconnecter à lui-même et l’inspiration, Daniel Roseberry se lance pendant un mois à corps perdu dans le projet d’imaginer des collections qui donneraient un nouveau souffle à la maison de couture. Puis tout s’enchaîne très vite, deux semaines s’écoulent entre le moment où on lui offre le job et celui où il s’envole pour Paris. Alors que se tient jusqu’en janvier 2023 au musée des Arts décoratifs de Paris Shocking !, l’exposition dédiée à la maison Schiaparelli, le designer texan reconnaît qu’il lui arrive encore de devoir s’acclimater à la vie française. Mais pas d’inquiétude à ce sujet, cela ne l’empêche en aucun cas de s’amuser et d’être toujours plus créatif.

Schiaparelli, collection prêt-à-porter Automne-Hiver 2022/23.

Mixte. Vous êtes depuis trois ans à la tête de la direction artistique de Schiaparelli, qui a indéniablement marqué l’histoire de la couture. Quel est votre premier souvenir personnel lié à la maison ?
Daniel Roseberry. C’était en première année de fac au Texas dans un cours d’histoire de la mode, lorsque j’ai découvert un design Schiaparelli. On nous avait montré la robe à l’imprimé homard dessinée par Salvador Dali. J’avais adoré cette association d’idées surréaliste et onirique, qui était bizarre mais aussi intuitive, intime et très sensuelle. Ça a laissé une empreinte sur moi.

M. Justement, vous êtes le premier designer américain à travailler pour une maison de couture française. Qu’est-ce que cela implique, selon vous ?
D. R. C’est une leçon d’humilité, et c’est vraiment incroyable. Il y a des jours où ça paraît normal, et d’autres où il est impossible de considérer cela comme allant de soi. J’ai aussi le sentiment que les gens autour de moi et les médias ont été très bienveillants ; qu’ils ont, en quelque sorte, voulu que je réussisse ici, ce qui est une très grande chance.

M. Être américain change-t-il quelque chose à votre approche créative ?
D. R. Je pense qu’en effet les choses avec lesquelles on a grandi se manifestent tout au long de notre vie. J’ai été élevé dans les 90’s au Texas, et pour moi c’était une ère vraiment cool de la pop culture qui m’a énormément influencé. Je me souviens parfaitement de la performance de Michael Jackson
au Super Bowl [l’incontournable finale du football américain, ndlr], à quel point elle m’avait embarqué, et des premiers albums que j’ai achetés, d’En Vogue et d’Ace of Base. Ces performances, ces clips et les films de l’époque font vraiment partie intégrante de toutes les inspirations et références dans lesquelles je puise. J’adore la pop culture et musique, et la mode est pour moi un moyen de provoquer les mêmes accroches que celles créées par la pop. Ces mélodies qu’on joue et rejoue sans cesse dans notre tête.

M. Comment concevez-vous ce mélange de culture américaine et de mode française justement ?
D. R. Les collections sont à l’image de ma vision des choses. Mon idée est d’allier l’attrait unique de la pop culture, l’envie de réaliser des créations qui vont plaire à un large public, avec cet héritage du luxe traditionnel et très exclusif. Ce combo crée une alchimie unique. Mes collections oscillent entre le désir de captiver un grand nombre de personnes et d’être hyper exclusives en même temps. C’est ça notre point fort.

M. Elsa Schiaparelli était réputée pour ses créations très audacieuses, fantasques et surréalistes. À quel point conservez-vous son héritage et dans quelle mesure vous en éloignez-vous ?
D. R. Je crois que c’est important de faire les deux à fond. Je veux toujours me battre pour préserver l’éthos de son travail et son processus. Parmi ses propos, il y en a un qui m’a particulièrement marqué : “Personne ne sait comment dire Schiaparelli, mais tout le monde sait ce que ça veut dire”. Et c’est très important pour moi de garder ce que la griffe représente, davantage que de faire spécifiquement référence au travail d’Elsa. Je crois que c’est ce qu’elle aurait aimé. Je m’inspire de tout ce qu’elle a fait, les objets, les vêtements… mais pour moi, ce qui compte c’est vraiment ce que signifie Schiaparelli.

M. Ce qui le définit, c’est son lien indéniable avec le courant surréaliste. Quel était votre rapport à ce mouvement artistique avant de rejoindre la marque ?
D. R. J’en étais assez proche, dans le sens où je pense que le surréalisme est cet entre-deux entre le monde réel et un autre complètement irréel. Je ne rêve pas beaucoup quand je dors, mais je suis un très grand rêveur le jour, et beaucoup de mes blocs-notes étaient remplis de dessins surréalistes, bien avant que je n’arrive chez Schiaparelli. Beaucoup de thèmes se répétaient sans cesse, il y avait ces associations oniriques, je crois que c’était déjà là avant.

M. En regardant vos collections, on remarque tout de suite que vos tenues célèbrent les femmes et la féminité dans son acception la plus large, avec une notion de female empowerment très poussée. D’où vous vient cette énergie ?
D. R. Ma mère était toujours très chic et élégante, c’était aussi une personne très bienveillante et chaleureuse. Cette chaleur est cruciale dans ce que je souhaite transmettre et c’est ce que je veux qu’une personne puisse renvoyer quand elle porte du Schiaparelli. Je gravite autour de créations généreuses qui ont une touche humaine et qui partagent un message. Par ailleurs, les films Disney de mon enfance m’ont aussi énormément influencé : les princesses étaient toujours tellement empowered, il y avait vraiment cette idée de libération, de se battre pour ses rêves.

Schiaparelli, collection prêt-à-porter Automne-Hiver 2022/23.
Schiaparelli, collection prêt-à-porter Automne-Hiver 2022/23.

M. Vous parlez de rêve, d’empowerment, de libération… Quels sont les autres émotions et messages que vous souhaitez communiquer avec vos créations ?
D. R. Je vois Schiaparelli comme une intersection entre la créativité et le luxe. C’est rare d’être dans une maison aussi reconnue dans les traditions du luxe et à la fois hyper inspirée par la pure créativité. Pour moi, Schiaparelli est un précieux joyau inaltéré venu d’un autre temps, c’est ça que je veux transmettre.

M. La mode peut-elle être un outil puissant pour les femmes, les problématiques féminines et le féminisme ?
D. R. Je ne crois pas que la mode ait le pouvoir de sauver le monde, mais je pense qu’elle peut être un immense atout pour celles et ceux qui ont un rêve et le désir de faire passer un message. Mais une ligne a besoin d’une personne à l’intérieur qui l’anime, sinon ce n’est qu’une coquille vide. Et c’est en partie ce que j’adore, le fait que cette sorte de costume soit capable d’aider les gens les plus incroyables qui les portent à se sentir encore plus puissants.

M. Quelles en ont été les inspirations de votre dernière collection Fall-Winter 2021-2022 ?
D. R. Je commence toujours la nouvelle saison en regardant la précédente. La dernière était une collection à la fois poétique, céleste et inspirée de l’Église, avec le noir, le blanc et l’or en couleurs phare. On était sur la rigueur et la discipline, parce que c’était pendant une période où cela nous réconfortait. Cette fois, je voulais être plus libre, établir une certaine idée du chic unique de Schiaparelli, mais sans les parties anatomiques, ni les codes traditionnels du surréalisme. J’ai souhaité que cette saison soit en quelque sorte une célébration, comme un exercice de créer un monde innocent autour de nous. Cette collection, c’est la mode que je me souviens avoir vue quand j’étais petit à la fin des 80’s et début des 90’s. On a réintroduit de la couleur et le montage est bien plus libre. Dans la précédente, il y avait une évolution de look en look. Et cette fois, chacun d’entre eux est une créature propre, un monde unique. C’est marrant, mais ça fait aussi très peur, car dès lors que tu changes ta formule, tu ne sais pas quel va être le résultat. La saison dernière, j’étais terrifié à l’idée qu’avoir enlevé de la couleur et du volume ait supprimé de la magie, mais je ne crois pas que cela a été le cas. Cette saison, j’ai été plus courageux pour changer le processus, je pense que dorénavant chacune sera différente.

M. Quelle est selon vous la particularité des collections couture vis-à-vis du prêt-à-porter ? Y a-t-il une différence majeure dans leur approche ?
D. R. Les collections couture sont quelque part plus amusantes parce qu’elles sont très personnelles. Je travaille dessus chaque jour et j’essaie sans cesse de nouvelles choses. Avec l’équipe, on utilise beaucoup le papier. On a par exemple imprimé et découpé des œuvres de Gauguin et de Matisse, des dessins ou peintures abstraites et même des natures mortes pour tenter de voir à quoi ça ressemblerait à l’essayage. Pour la plupart, il ne s’agit que d’expérimentations, mais ce que j’aime avec la couture c’est que c’est vraiment le résultat d’un processus créatif réel et pur. C’est le niveau le plus pur de création qui puisse être atteint dans la mode, car elle n’est pas contaminée par des demandes et besoins externes.

Schiaparelli, collection prêt-à-porter Automne-Hiver 2022/23.

M. Vous avez réalisé une série de pièces pour des célébrités et figures de l’empowerment, chacune à leur manière : Beyoncé, Lady Gaga, Kim Kardashian, Michelle Obama… À quel point est-ce important pour vous de lier votre vision de la mode à l’histoire de la pop culture ?
D. R. C’est l’une de mes priorités et de mes passions. Comme je vous le disais, j’adore la pop musique, les pop stars et tous ceux qui créent cette culture. Chez Schiaparelli, nous ne faisons pas de publicité, nous ne payons pas les stars pour porter nos vêtements, elles les portent parce qu’elles le veulent et qu’on leur procure quelque chose d’unique. C’est important pour moi. Maintenant les gens associent beaucoup Schiaparelli à certains événements importants où des pop stars portaient nos créations, comme de l’an dernier (en janvier 2021, Lady Gag chantait l’hymne national américain pour la cérémonie d’investiture de Joe Biden ; en mars, aux Grammy Awards Beyoncé battait le record des trophées obtenus par une artiste féminine ; en juillet, Bella Hadid montait les marches du festival de Cannes, ndlr). Elles aident à créer ces moments clés qui définissent la période dans laquelle nous vivons.

M. Vous êtes aventureux dans vos designs, en témoigne la robe verte que vous avez créée pour Kim Kardashian au bustier en forme d’abdos six packs. Quel est votre niveau de liberté ? Vous imposez-vous des limites ?
D. R. Pour moi, toutes les créations qui peuvent être un peu théâtrales, spectaculaires doivent garder le niveau du chic couture propre à Elsa. Voilà où se trouve ma limite. Car Elsa était toujours élégante, même déguisée en radis. Et c’est ça la discipline, parce que si vous faites une robe d’abdos six packs qui n’est pas chic, n’importe quel designer pourrait la réaliser à son tour. Je pense que l’héritage d’Elsa et son travail donnent la permission de littéralement faire n’importe quoi, ce n’est pas le cas de beaucoup de maisons françaises traditionnelles.

M. Cette robe a été comparée au personnage de Hulk sur les réseaux sociaux. La mode peut-elle être source d’inspiration pour la culture mème sur Internet ?
D. R. C’est assez délicat, parce qu’on peut toujours penser que quelqu’un réalise un look dans le but de créer un mème justement, et quand on s’en rend compte, cela rompt tout le charme. Je ne fais jamais un design dans cette idée de produire un mème, mais pour autant il doit y avoir cette petite chose qui puisse rendre la création iconique, parce que Schiaparelli c’est justement l’iconographie. Que ce soit les abdos pour Kim Kardashian, la colombe sur Lady Gaga, les poumons d’or de Bella Hadid ou les boucles d’oreilles Saturne créées pour Adèle, il faut qu’il y ait quelque chose que les gens retiennent, tout comme l’accroche d’une chanson pop qu’on ne peut pas oublier. Autrement, il ne s’agit que d’une belle robe ou d’un bel accessoire, et tout le monde peut faire ça.

M. En ce moment, une exposition au musée des Arts décoratifs de Paris nous plonge dans le monde surréaliste d’Elsa Schiaparelli. Dans le futur, que pouvons-nous attendre de vous et de cette grande maison ?
D. R. Ma promesse, c’est de ne jamais considérer ce job comme acquis. Et mon désir est d’aller toujours plus loin dans mon processus pour que chaque saison donne le sentiment d’un renouveau. Je veux que ce soit une thèse sur la façon dont je vois le monde, c’est un challenge personnel que je me fixe, c’est mon engagement.