MUGLER SS24

Pour le printemps-été 2024, la mode a décidé de nous faire prendre de la hauteur en nous projetant dans les airs. Avec à la clé, pourquoi pas, l’apparition de nouveaux horizons et le possible commencement d’une nouvelle ère. Décryptage d’un phénomène à couper le souffle.

S’il y avait un moment phare à retenir des collections printemps-été 2024, ce serait sans doute ce défilé Mugler où une foule en délire hurlait d’extase pendant que les mannequins, mode glamazone enclenché, marchaient ventilos pleine face telle une Beyoncé en montée de fierceness, laissant flotter derrière elles leurs longs voiles de mousseline gonflés par la masse d’air. Ça peut paraître anecdotique, mais Casey ­Cadwallader, directeur artistique de Mugler, a eu le nez creux puisque cette envie de (littéralement) prendre l’air s’est diffusée un peu partout. Si bien qu’un vent puissant souffle actuellement sur la mode et la pop culture. Des coupes aux jeux de matières fluides (drapés, volants, plumes, silhouettes gonflées, costumes larges) jusqu’aux démarches lentes, éthérées et flottantes des mannequins sur les podiums, il y a comme un gros courant d’air.

Symbole d’un avenir en pleine santé alors que l’on subit un peu partout des pics de pollution et de grands incendies aux fumées toxiques voire mortelles, l’air, rappelons-le, est au même titre que l’eau considéré comme un élément indispensable à la préservation de la planète. Il y a quelques années, plusieurs entreprises avaient même lancé sa commercialisation en bouteille sous couvert d’arguments médicaux. Comble du cynisme, un petit malin avait osé vendre sur eBay une bouteille d’air prélevé lors d’un concert de Kanye West pour la modique somme de 7 000 dollars. En 1919 déjà, Marcel Duchamp, génie du coup marketing et de l’art absurde et réputé pour son point de vue critique sur la société de consommation, présentait le readymade Air de Paris. Une œuvre qui confirme l’un des mantras de l’artiste (100 % validé par Mixte) : “J’aime mieux vivre, respirer, que travailler”. Respirer, c’est le mot. Et si l’air et tout l’imaginaire qui l’entoure (fantasme de voler, onirisme, quiétude, insouciance, légèreté, espace, liberté…) était l’élément clé à s’approprier pour supporter un monde qui semble clairement à bout de souffle ? Tour d’horizon d’une tendance qui plane à 4 000.

Air de Paris, Marcel Duchamp, Service de la documentation photographique du MNAM – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP
Léger comme l’air

 

Qu’elle allège une tenue comme les jupes crayons de Coperni, Carven ou Prada ou qu’elle joue le jeu du layering pour emballer la silhouette comme chez Givenchy, Dior, Proenza Schouler ou encore Chanel, la transparence règne en maîtresse des collections printemps-été 2024. Ce nouvel air, celui du vêtement ample et diaphane, joue des effets de transparence pour laisser libre cours aux mouvements et à l’imagination. Également mise à l’honneur au musée Yves Saint Laurent avec l’exposition “Transparences, le pouvoir des matières”, elle est l’un des piliers des codes du sexy, puisqu’elle dévoile plus ou moins les corps. On y (re)découvre la première naked dress d’Yves Saint Laurent, présentée en 1969 dans un contexte de libération des mœurs. D’abord considérée comme transgressive, elle a toujours été un gage d’affirmation de soi. Comparée au mesh ultra-moulant des années 2000, la transparence version 2024 prend des proportions plus fluides et vaporeuses et quitte ainsi l’état de chrysalide (le moulant qui maintient le corps) pour devenir papillon, métaphore ultime de l’émancipation du corps et de l’esprit. Chez Prada, l’organza et le gazar, utilisés en couches comme des “fragments de vêtements”, viennent incarner cet élan éthéré et semblent flotter le long du podium avec des robes droites parsemées de bandelettes de tissus transparents volant au vent. Dans leur note d’intention, Miuccia Prada et Raf Simons précisaient d’ailleurs qu’avec cette collection, ils souhaitent retranscrire “une liberté absolue du corps”.

Yves Saint Laurent

Bref, croyez-le ou non, le vêtement pourrait bien vous aider à lâcher du lest et à vous défaire de vos angoisses. Un message qui prône une certaine forme d’insouciance et de légèreté alors qu’il n’y a pas plus de trois ans, on était encore assigné·e·s à résidence à cause d’un virus qui nous contaminait par l’air, le rendant néfaste au point qu’il faille sortir masqué.e.s. Un point de réflexion partagé également par la créatrice Iris van Herpen. Celle qui a droit actuellement à une exposition rétrospective au musée des Arts déco de Paris, s’était inspirée en 2021 de l’air et des grands espaces pour “Earthrise”, sa collection haute couture conçue alors comme une réponse pleine d’espoir à ce foutu Covid. Mises en scène dans une vidéo filmée au sommet des glaciers par la championne du monde de parachutisme Domitille Kiger, les robes de la collection semblent flotter, défiant les lois de l’attraction. “Earthrise date du milieu de la pandémie, lorsque nous étions tou·te·s très enfermé·e·s, et je cherchais vraiment à créer une collection qui incarnerait la liberté ultime. C’est pour cela que je me suis tournée vers Domitille Kiger pour mettre en place ces performances. Pour moi, c’est une femme puissante, elle sait utiliser son corps pour se libérer. C’est un jumelage entre l’esprit et le corps”, nous a confié la créatrice néerlandaise.

Prada SS24
Prada SS24
Éloge de la lenteur

 

Vous l’aurez compris, selon les codes de la mode aérienne, notre nouveau souffle passera par le fait de réinvestir le corps pour mieux le libérer des contraintes physiques et idéologiques. À condition de trouver le bon rythme, ce qui ne semble pas si facile dans un monde effréné qui tourne à 2000 à l’heure. Alors pourquoi ne pas se mettre sur pause et flotter nonchalamment comme pour défier la pesanteur ? C’est ce qu’ont fait plusieurs marques lors des dernières fashion weeks SS24. Chez Y/Project, les mannequins à la démarche suave étaient guidé.e.s par une musique d’opéra et sur le show Peter Do, elle·il·s prenaient le temps de faire un tour sur elles·eux-mêmes et de prendre la pose avant de quitter le podium tranquillement. Bref, sans forcément quitter la terre ferme (on n’est pas dans The Avengers non plus), les tops adoptaient clairement une démarche au rythme plus lent et plus calme, évoquant une forme de flottaison dans un moment suspendu. C’est notamment le cas au défilé Givenchy, où les modèles ont pris leur temps pour fouler le catwalk immaculé, faisant ainsi planer une atmosphère plus douce, à l’image du set design du show : une énorme structure en toile blanche épurée surplombant le lieu du défilé tel un nuage.

D’autres comme Rick Owens ont préféré habiller l’air de façon poétique en le colorant, sur le parvis du Palais de Tokyo, de fumigènes roses et jaunes, histoire de dénoncer les problèmes qui polluent notre société, like litterally (on se souvient du nuage orange provenant de feux de forêts au Canada qui avait enveloppé New York et rendu son air irrespirable). Le message est clair : on veut nous faire prendre le temps de respirer et de ralentir ce rythme effréné qui nous tape sur le système. La mode, deuxième industrie la plus polluante au monde, nous inviterait donc à embrasser une certaine lenteur en marchant plus doucement et légèrement ? Tu gag. Cela dit, la mode, comme David Le ­Breton, en connaît un rayon sur la façon de marcher. Auteur de Marcher : éloge des chemins et de la lenteur, le sociologue y développe l’idée selon laquelle la marche peut être un vecteur d’affranchissement : “Marcher, écrit-il, c’est ralentir, c’est-à-dire résister aux injonctions d’une modernité de plus en plus speed”, avant d’ajouter : “C’est un long voyage à ciel ouvert et dans le plein vent du monde, dans la disponibilité à ce qui vient.” Plus qu’un acte militant, le laisser-aller peut même être une façon de se découvrir, de se révéler à soi et, avec un peu de chance, grâce à des vêtements qui nous accompagnent dans cette rêverie, à l’image de ceux de Loro Piana. Experte en mailles fines, la marque italienne propose son cardigan “Air The Gift of Kings”, fabriqué avec la laine la plus fine du monde, ou encore ses vêtements en soie estampillé d’un “silk air”. Le genre de nom qui ne trompe pas.

Rick Owens SS24
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Et s’il était simplement question de prendre un peu de hauteur, histoire de quitter la terre pour mieux analyser et affronter ce qui nous entoure ? C’est certainement l’une des options conseillées, à en croire les différentes capes, matières parachute, plumes et autres références plus ou moins évidentes à l’ornithologie dans les collections printemps-été 2024. D’un côté, il y a l’inspiration “deltaplane” comme pour ces vestes XXL de Kolor, construites comme un patchwork de toiles, et les coupe-vent satinés de Carven. Chez Stella ­McCartney, les étoles et capes intégrées sont enflées par le vent ; quant aux robes de Rick Owens aux longues traînes gonflées d’air, elles font penser aux voiles d’un parachute. Si certains ont pour ambition de “marcher sur les nuages”, comme Olivier Rousteing qui vient de sortir les “Balmain Clouds”, des chaussures rondes promettant un confort absolu, d’autres profitent de leur séjour dans les airs pour mieux observer le monde, comme une prise de recul nécessaire.

Stella McCartney SS24

Au défilé Louis Vuitton printemps-été 2024, le set design reproduisait l’intérieur d’une bâche de montgolfière (rep à ça, Phileas Fogg). Un univers onirique évoquant l’exploration aventurière, à l’image des quelques silhouettes de la collection Saint Laurent reprenant les codes de l’aviation, plus particulièrement les tenues d’aviateur, des combinaisons à poches aux lunettes de soleil en passant par la fameuse cagoule en cuir. D’Icare à Léonard de Vinci, le fantasme de voler est inhérent à la condition humaine. Une utopie que l’on retrouve dans de nombreux autres défilés, où les silhouettes étaient parées de plumes, comme ces grandes ailes d’anges chez Blumarine et Mains, les bombers rembourrés de duvet de JW ­Anderson, les armures à plumes de paon chez Rabanne ou encore la combinaison transparente brodée de The ­Attico qui évoquerait presque un état de métamorphose, de la femme à l’oiseau. S’élever n’a jamais fait de mal, au contraire, et c’est aussi une façon de se projeter et de revoir enfin un horizon trop longtemps caché. Mais, en vrai, on ne vous apprend rien. En 2002 déjà, le groupe L5 semblait nous prévenir en chantant à tue-tête et à qui voulait l’entendre : “De l’air ! De l’air ! C’est juste une question de survie !”. Work.

Défilé Louis Vuitton SS24

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).