“Quand je parlais de négritude, c’était pour répondre précisément aux racistes qui nous considéraient comme des nègres, autrement dit des riens. Et bien non ! Nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde”, tançait le Martiniquais Aimé Césaire dans le documentaire Césaire et moi. Le cofondateur du mouvement littéraire et politique de la négritude opérait alors un retournement du stigmate. C’est-à-dire qu’il reprenait volontairement l’insulte que lui collait à la peau une société raciste pour la revendiquer fièrement, et la décharger alors de sa dimension stigmatisante. C’est ce même procédé qui explique pourquoi des personnes de la communauté LGBTI+ peuvent se revendiquer “queer” (qu’on pourrait traduire littéralement par “tordu”, “déviant”). D’abord et longtemps une insulte, le terme a été récupéré par les minorités de genre et sexuelles qui se le sont réapproprié aux États-Unis à partir des années 1990, si bien que l’expression n’a plus rien d’injuriant ou presque aujourd’hui. Ces tentatives semblables de réappropriation d’insultes, on peut aussi les observer en France avec des mots comme “pédé” ou “gouine”, employés volontairement par des personnes LGBT+ concernées pour s’autodéfinir avec fierté. Seulement, puisqu’il s’agit d’invectives toujours courantes dans l’espace public aujourd’hui, on peut s’interroger sur les limites du retournement du stigmate : peut-on transformer n’importe quel mot chargé de honte en motif de fierté ? Par quels processus faut-il passer pour que cela fonctionne sans qu’on ait l’impression de tirer contre son propre camp ? Explications.
Transformer la honte en fierté
Pour comprendre le cadre politique du concept du retournement du stigmate, théorisé notamment par Erving Goffman dans Stigmate, les usages sociaux des handicaps et par Pierre Bourdieu dans L’identité et la représentation (mais formulé texto par Louis Gruel), il importe de se demander quels types d’insultes peuvent être concernées. Il ne s’agit pas de n’importe quel nom d’oiseau, mais bien d’injures servant à désigner un écart par rapport aux normes sociales en vigueur concernant l’identité de genre, la sexualité, la race sociale, ou encore la classe. Par exemple, les sociétés occidentales contemporaines ont encore tendance à dévaloriser (le mot est faible) les personnes qui ne seraient pas blanches, cisgenres, hétérosexuelles et/ou monogames. C’est quand les personnes ainsi stigmatisées décident de volontairement se réapproprier l’opprobre, qu’on peut alors parler de retournement du stigmate, comme nous le définit le docteur en sociologie, Antoine Idier : “Ce qu’on appelle retournement du stigmate – et qui a pu prendre d’autres noms selon les contextes et les époques – désigne le fait, pour des individus et groupes minoritaires, de revendiquer l’insulte qui leur est adressée, de retourner comme une identité positive ce que les dominants leur reprochent d’être. En somme, c’est la honte transformée en fierté”. Auteur des Archives des mouvements LGBT+ (Textuel, 2018), le sociologue nous donne notamment l’exemple des gays et lesbiennes du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) qui clamaient dans les rues en 1971 “Nous sommes un fléau social”, en référence à une loi de 1960 qui catégorisait l’homosexualité comme telle.
Cette façon de “transformer les crachats en roses”, pour reprendre Jean Genet, s’affirme comme une manière de refuser la domination, poursuit Antoine Idier : “Si ce geste est aussi fondamental, c’est que l’insulte structure le rapport au monde des minoritaires. ‘Au commencement, il y a l’injure’, écrivait Didier Eribon dans Réflexions sur la question gay. C’est une manière de dire combien l’injure façonne notre rapport aux autres et au monde, participe à construire la personnalité, la subjectivité d’un individu, peut marquer sa mémoire et son corps — ce qui correspond d’ailleurs au sens étymologique du stigmate”. Plus qu’un simple mot, l’injure veut donc opérer un rappel à l’ordre social, une expression de domination et d’infériorisation. “Quand l’insulteur veut renvoyer à la honte — qui n’est pas seulement la honte que lui perçoit, mais une honte qui est organisée par tout un système social, homophobe, raciste, antisémite, misogyne, validiste, etc. —, retourner le stigmate consiste à affirmer une fierté, voire une identité politique et sociale essayant de lutter contre la domination”, décrypte Antoine Idier.