“Queer”, ”bitch”, ”slut”… : d’abord des insultes, ces termes ont fini par devenir des outils d’empowerment pour les minorités concernées qui se les sont réappropriés. Retour sur le concept sociologique du retournement du stigmate, tactique militante qui permet de faire de l’injure un étendard de fierté politique.

“Quand je parlais de négritude, c’était pour répondre précisément aux racistes qui nous considéraient comme des nègres, autrement dit des riens. Et bien non ! Nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde”, tançait le Martiniquais Aimé Césaire dans le documentaire Césaire et moi. Le cofondateur du mouvement littéraire et politique de la négritude opérait alors un retournement du stigmate. C’est-à-dire qu’il reprenait volontairement l’insulte que lui collait à la peau une société raciste pour la revendiquer fièrement, et la décharger alors de sa dimension stigmatisante. C’est ce même procédé qui explique pourquoi des personnes de la communauté LGBTI+ peuvent se revendiquer “queer” (qu’on pourrait traduire littéralement par “tordu”, “déviant”). D’abord et longtemps une insulte, le terme a été récupéré par les minorités de genre et sexuelles qui se le sont réapproprié aux États-Unis à partir des années 1990, si bien que l’expression n’a plus rien d’injuriant ou presque aujourd’hui. Ces tentatives semblables de réappropriation d’insultes, on peut aussi les observer en France avec des mots comme “pédé” ou “gouine”, employés volontairement par des personnes LGBT+ concernées pour s’autodéfinir avec fierté. Seulement, puisqu’il s’agit d’invectives toujours courantes dans l’espace public aujourd’hui, on peut s’interroger sur les limites du retournement du stigmate : peut-on transformer n’importe quel mot chargé de honte en motif de fierté ? Par quels processus faut-il passer pour que cela fonctionne sans qu’on ait l’impression de tirer contre son propre camp ? Explications.

Marche nationale des homosexuels et lesbiennes, le 19 juin 1982, à Paris. © Jean-Claude Aubry. Extrait du livre “Archives des mouvements LGBT+” écrit par Antoine Idier aux éditions Textuel, 2018.
Transformer la honte en fierté

 

Pour comprendre le cadre politique du concept du retournement du stigmate, théorisé notamment par Erving Goffman dans Stigmate, les usages sociaux des handicaps et par Pierre Bourdieu dans L’identité et la représentation (mais formulé texto par Louis Gruel), il importe de se demander quels types d’insultes peuvent être concernées. Il ne s’agit pas de n’importe quel nom d’oiseau, mais bien d’injures servant à désigner un écart par rapport aux normes sociales en vigueur concernant l’identité de genre, la sexualité, la race sociale, ou encore la classe. Par exemple, les sociétés occidentales contemporaines ont encore tendance à dévaloriser (le mot est faible) les personnes qui ne seraient pas blanches, cisgenres, hétérosexuelles et/ou monogames. C’est quand les personnes ainsi stigmatisées décident de volontairement se réapproprier l’opprobre, qu’on peut alors parler de retournement du stigmate, comme nous le définit le docteur en sociologie, Antoine Idier : “Ce qu’on appelle retournement du stigmate – et qui a pu prendre d’autres noms selon les contextes et les époques – désigne le fait, pour des individus et groupes minoritaires, de revendiquer l’insulte qui leur est adressée, de retourner comme une identité positive ce que les dominants leur reprochent d’être. En somme, c’est la honte transformée en fierté”. Auteur des Archives des mouvements LGBT+ (Textuel, 2018), le sociologue nous donne notamment l’exemple des gays et lesbiennes du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) qui clamaient dans les rues en 1971 “Nous sommes un fléau social”, en référence à une loi de 1960 qui catégorisait l’homosexualité comme telle.

Cette façon de “transformer les crachats en roses”, pour reprendre Jean Genet, s’affirme comme une manière de refuser la domination, poursuit Antoine Idier : “Si ce geste est aussi fondamental, c’est que l’insulte structure le rapport au monde des minoritaires. ‘Au commencement, il y a l’injure’, écrivait Didier Eribon dans Réflexions sur la question gay. C’est une manière de dire combien l’injure façonne notre rapport aux autres et au monde, participe à construire la personnalité, la subjectivité d’un individu, peut marquer sa mémoire et son corps — ce qui correspond d’ailleurs au sens étymologique du stigmate”. Plus qu’un simple mot, l’injure veut donc opérer un rappel à l’ordre social, une expression de domination et d’infériorisation. “Quand l’insulteur veut renvoyer à la honte — qui n’est pas seulement la honte que lui perçoit, mais une honte qui est organisée par tout un système social, homophobe, raciste, antisémite, misogyne, validiste, etc. —, retourner le stigmate consiste à affirmer une fierté, voire une identité politique et sociale essayant de lutter contre la domination”, décrypte Antoine Idier.

Lié·e·s par l’insulte

 

Cette opération plus politique que linguistique permet à un ensemble de personnes marginalisées, insultées et désignées comme “autres”, de s’appuyer sur l’oppression subie collectivement pour se constituer en groupe de résistance. C’est le cas pour l’artiste trans Nanténé Traoré, pour qui le retournement du stigmate fait partie du processus créatif, en plus d’avoir permis sa propre construction identitaire et communautaire : “Derrière le mot pédé, je mets quelque chose de plus politique que si je disais que j’étais gay ou homosexuel. Peut-être aussi parce que les communautés gays visibles sont majoritairement blanches, cis, peu soucieuses de l’inclusion des personnes trans. Leurs valeurs politiques diffèrent souvent des miennes”. D’ailleurs, la première fois qu’il a été traité de “pédé” dans l’espace public, ça lui a provoqué une forme d’euphorie de genre, comme s’il s’agissait d’un marqueur d’appartenance à une certaine communauté, dont les membres semblent uni·e·s par l’insulte. Parmi elles.eux figure notamment l’artiste, musicien et Dj Kiddy Smile qui portrait fièrement en 2018 un t-shirt stipulant “Fils d’immigré, Noir et Pédé” pour jouer à l’Élysée lors de la fête de la musique en 2018. Retournement du stigmate, but make it fashion (and scandalous).

Cette solidarité communautaire s’exprime notamment chez les féministes autour des Slutwalks, ces marches organisées contre les violences sexistes et sexuelles. Depuis la première initiée à Toronto en 2011, l’événement s’est internationalisé, et vous avez peut-être déjà vu passer l’interview virale de l’activiste Samirah Raheem à celle de New York City en 2017 qui détourne avec brio et répartie les questions slutshamantes du révérend ultra-conservateur Jesse Lee Peterson, à qui elle répond avec aplomb : “Oui, nous sommes tous.tes des salopes […] Je suis maîtresse de mon corps. Mon corps n’est pas un terrain de jeu politique, ni de législation. Il m’appartient, c’est mon futur. […] Salope est un mot pour toutes les personnes qui assume leur sexualité. Je suis une salope. Tu es une salope. Ta mère est une salope…”. Davantage un état d’esprit et un statement politique qu’une question de multiplication des partenaires sexuels, l’étiquette de “slut” ou de “salope” n’aurait presque plus rien d’insultant, et deviendrait même une esthétique mode, à la Ludovic de Saint-Sernin ou Louis Gabriel Nouchi, à en croire le magazine i-D qui publiait il y a peu de temps un article au titre évocateur : we’re all in our slut (non-practicing) era. Destin semblable pour le mot “bitch” (“chienne”, “garce”), passé d’insulte misogyne dès le XVe siècle à archétype empouvoirant que le sex-symbol Emily Ratajkowski vient fièrement de revendiquer dans sa tribune : “2022 est ma bitch era”.

Cependant, à force de réappropriation et de récupération dépolitisante, le message premier ne risque-t-il de perdre de son sens et de son impact ? C’est en se faisant cette réflexion que quelques activistes ont décidé d’utiliser certains gros mots plutôt que d’autres : par exemple, plutôt que d’employer le galvaudé “queer”, des collectifs militants français préfèrent désormais l’expression « Transpédégouine », mot-valise pour remettre la notion de marge au centre du village. L’artiste de la ballroom scene Noam Sinseau sait lui aussi l’importance d’ancrer le langage dans les dynamiques sociales locales pour mieux lutter, quand il poétise autour du terme créole “makoumé” (qu’on pourrait traduire par “pédale”) sur YouTube : “Je suis un corps minorisé, racisé, stigmatisé. C’est un fait. Un nègre, un pédé, je suis un makoumé. En effet.”

À qui de droit ?

 

Cela dit, avant de s’emballer et de faire du retournement du stigmate une formule magique qui transformerait toute boue en or, il est bon de rappeler que la manœuvre a en fait pour principale limite la personne initiatrice et le contexte. Ce n’est jamais un acte absolu, définitif, mais bien toujours un geste relatif à des temporalités et géographies sociales, ainsi que des rapports de pouvoir, tempère le sociologue, Antoine Idier : “On peut vouloir se revendiquer ‘pédé’ ou ‘gouine’ en manif, comme on peut devoir se taire face à son patron au travail. La vie des minoritaires est traversée par cette précarité qui oblige à sans cesse devoir négocier avec son environnement”. Peut-être se retient-on de se revendiquer “gouine” ou “pédé” devant son patron de peur qu’il ne comprenne pas quel jeu de domination on veut déjouer, ou pire : par crainte qu’il y entende une autorisation à en faire de même pour nous désigner.

La cover polémique du magazine Têtu de septembre 2021 avec Marina Foïs.

C’est par exemple ce qui peut choquer dans le discours de l’alliée notoire de la cause LGBTI+, Marina Foïs. Celle-ci a employé plusieurs fois le terme “pédé” avec une décontraction pouvant troubler le grand public et même les premiers concernés, comme en janvier 2019, dans l’émission Quotidien, où elle clamait : “J’ai grandi avec des pédés. Eux-mêmes disaient pédés donc j’ai du mal à dire gay ou homosexuel. […] Eux, ils disent pédés tout le temps, hein !”. En octobre 2021, la comédienne cis-hétéro se retrouve même en Une du magazine gay TÊTU qui la sacre “queer queen”. Vous voyez le malaise ? De quoi crisper et énerver une grande partie de la communauté, dont Kiddy Smile qui rappelle alors sur Twitter que le retournement du stigmate “ne fonctionne que dans l’entre-soi, entre concernés” : “Même s’il est vrai que ce mot [queer] est devenu vendeur, nos identités et nos souffrances ne sont pas des modes sur lesquelles on surfe. […] Car même si les personnes LGBTQIA+ utilisent le retournement du stigmate, cela ne donne pas l’autorisation à des personnes non-concernées par ces insultes de les utiliser afin de nous définir. Car il ne faut pas oublier que toutes les personnes LGBTQIA+ ne le font pas et que ces insultes provoquent encore et toujours de la souffrance chez une partie de la communauté”.

Aussi allié soit-on, si l’on n’a pas soi-même subi la charge insultante d’un terme, il s’avère inopérant, et même déplacé, de l’utiliser pour désigner des personnes concernées. D’où l’immense malaise en concert, quand un public majoritairement blanc scande “négro” ou le n-word suivant les paroles d’un artiste concerné (ou non comme Hamza et La Fouine qui s’y donnent à cœur joie dans la langue de Molière, par exemple…). En juillet 2022, le rappeur afro-américain Roddy Ricch l’a expérimenté au Wireless Festival à Londres quand déjà en 2018 au Hangout Music Festival dans l’Alabama, Kendrick Lamar avait dû corrigé une fan blanche invitée à monter sur scène quand elle avait scandé le n-word.

La Une de Charlie Hebdo à l’origine de la formule controversée des “343 salopes”.

Des exemples malaisant qui montrent que ces types de récupérations délicates (pour ne pas dire inappropriées) ont malheureusement toujours marqué l’histoire du retournement du stigamte. Pour rappel, suite à la publication du “manisfeste des 343” dans l’Obs en 1971 dans lequel 343 femmes signataires appelait à la légalisation de l’avortement en France, c’est bien Charlie Hebdo qui a qualifié lesdites signataires de “salopes” en renommant la tribune “le manifeste des 343 salopes”. Idem pour la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 que Libération a d’emblée préféré rebaptiser “Marche des beurs”. Soit deux journaux de gauche considérés comme progressistes qui ont malgré tout gratuitement stigmatisé celles et ceux qui appelaient à s’émanciper. Une preuve de plus que le retournement du stigmate connaît bien des limites qui sont encore trop facilement franchies, parfois même par notre propre camp. Restons vigilant·e·s.