Jake Shears photographié par Damon Baker.

L’ex-leader du mythique groupe Scissor Sisters revient avec un deuxième album solo au casting improbable. De Boys Noize à Kylie Minogue en passant par Big Freedia, Iggy Pop ou même Jane Fonda, Jake Shears s’apprête à inonder notre été d’une pop disco house enivrante.

Au début des années 2000, les Scissor Sisters ont été — aux cotés d’autres forces perturbatrices comme Gossip, Le Tigre ou Peaches — la respiration queer dont la pop avait besoin. Après des années de placard, de coming out forcés (repose en paix George Michael) et de ravages par le sida, voir une génération de musicien·ne·s démarrer leur carrière en étant ouvertement LGBTQIA+, a été pour beaucoup incroyablement salvateur. Grâce à des hits comme Take Your Mama, Any Which Way ou Let’s Have a Kiki, les Scissor Sisters ont réinstallé la culture gay au sommet des charts, deux décennies après Frankie Goes To Hollywood et Bronski Beat. Puis en 2012, le groupe américain s’est sabordé. Jake Shears, l’ex-leader des “Frangines Ciseaux”, s’apprête à publier le 2 juin prochain un deuxième album solo baptisé “Last Man Dancing”. Un disque euphorisant naviguant entre pop, disco et house et jalonné de collaborations avec Kylie Minogue, Big Freedia, Boys Noize ou Jane Fonda. L’occasion de prendre des nouvelles du chanteur à l’irrésistible falsetto qui a déjà sorti deux singles issus de son prochain opus : « Do the television” et “I used to be in love”.

Mixte. Comment ça va, Jake ?
Jake Shears.
Super ! Je vis à Londres depuis un an. Je me suis installé ici pour travailler sur la comédie musicale qu’on a écrite avec Elton John inspirée de la vie de Tammy Faye (une télévangéliste américaine qui dans les années 80 a pris fait et cause pour les personnes LGBTQIA+ et les séropositives, ndr). Meilleure décision de ma vie ! Bon, je bosse comme un dingue et je n’ai presque pas de vie en dehors du taf mais je me plais ici.

M. Ton nouvel album déborde de featurings. À commencer par tes retrouvailles avec Kylie Minogue sur le titre “Voices”…
J.S.
Cette chanson parle des voix qui te tiennent parfois éveillé la nuit. Qu’il s’agisse de tes peurs ou de tes rêves. C’est une sorte de trip mais sans qu’on sache s’il est bon ou mauvais (rires). Kylie incarne ces voix étranges. Comme une sirène qui t’appellerait dans la nuit. C’est la chanson qui a déclenché ce nouvel album. J’avais ce titre dans ma manche depuis quelque temps, il a fallu lui construire une maison.

Jake Shears photographié par Damon Baker.

M. Tu as baptisé l’album “Last Man Dancing”. On se souvient tous de “I Don’t Feel Like Dancing”, un des plus gros hits des Scissor Sisters. C’est important la danse pour toi ? Tu sors en club ?
J.S.
Bien sûr ! J’ai même un dancefloor dans ma maison à la Nouvelle-Orléans. J’ai improvisé des tas de soirées là-bas. Bon, j’ai juste abandonné le concept de sortir pour baiser (rires). Plus personne ne sort en club pour trouver un sexfriend, si ?

M. C’est pas faux. Qu’est-ce qui a changé cette énergie ? Les drogues ? Grindr ?
J.S.
Grindr est tellement déprimant. C’est le truc le moins sexy au monde ! Cette appli a fait tellement de mal à nos vies et notre communauté ! Ça a bousillé toute une partie de notre culture. Si tu veux mon avis, Grindr et Airbnb comptent parmi les entreprises qui ont fait le plus de mal à notre monde ces dix dernières années.

M. Tu peux nous expliquer les paroles de “Do The Television” ?
J.S.
C’était un titre qu’on avait commencé avec les Scissor Sisters lors des sessions de “Night Work” (leur troisième album, ndr) mais on ne l’a jamais terminé. On n’avait pas de refrain. Mais ce morceau et ces paroles chelou sont restés coincés dans ma tête. Je me suis repenché dessus et j’ai enfin trouvé ce putain de refrain ! Ça parle de la perte de sens dans le langage. J’imagine un futur où le mot “télévision” ne voudrait plus rien dire à tel point que les gens pensent qu’il s’agit d’une danse.

M. Que doit-on comprendre ? Que tu regrettes l’époque où le langage était plus commun ? Le vocabulaire queer a littéralement explosé ces derniers années. Il est plus nuancé, plus fin désormais, non ?
J.S.
Et ça c’est une excellente chose ! Nan, ce qui me rend fou, ce sont toutes ces entreprises qui s’approprient le vocabulaire queer jusqu’à le vider de son sens : “Diversité”, “Inclusion”… Derrière ces mots, c’est le vide sidéral. Pendant les marches des fiertés, Chevrolet fait des pubs pour te parler de ta “famille de cœur”. Ça, c’est vraiment de la connerie en boîte. C’est devenu un discours marketing et je trouve ça insupportable. Notre culture n’est pas sensée se diluer dans le capitalisme le plus bête. J’y vois vraiment une forme d’appropriation culturelle.

M. Jane Fonda fait un featuring sur ton album. C’est le comble du chic !
J.S.
On se connait depuis longtemps. Elle était venue nous voir au Bataclan à Paris quand on y a joué avec les Sisters. J’avais composé la musique d’une vidéo où Jane prêtait sa voix. J’ai retravaillé les bandes pour en faire ce morceau “Radio Eyes”, un truc presque acid-house, puis j’ai envoyé un mail à Jane en lui disant “Tu serais d’accord d’être sur un titre techno ?”. Et comme à chaque fois, elle était super enthousiaste !

M. De nos jours, le terme “icône” est utilisé à tort et à travers. Mais Jane Fonda, c’est la meilleure définition de ce mot, non ?
J.S.
Totalement. Depuis que je suis tout gosse, elle me fascine. Enfant, je dansais devant ses vidéos. Si votre fils de cinq ans regarde des vidéos d’aérobic, ce n’est pas impossible qu’il soit gay ! (rires) Cette femme, c’est l’âme de l’Amérique, le bon coté de la force. Elle est si puissante, si authentique. Surtout, elle continue de m’éblouir ! Il y a quelques années, elle se faisait arrêter tous les jours parce qu’elle manifestait à Washington contre l’inaction climatique du gouvernement. C’est la même femme qui défilait contre la guerre au Vietnam ! On n’a pas idée à quel point Hollywood et les autorités américaines lui ont fait payer ça à l’époque.

M. Quand les Scissor Sisters ont percé au début des 2000, il y avait très peu de popstars ouvertement queers. As-tu conscience d’avoir pavé la route aux Troye Sivan, Lil Nas X et Kim Petras d’aujourd’hui ?
J.S.
Quand on a démarré, l’industrie musicale était un milieu très homophobe. La presse a écrit des choses abominables sur nous. Des trucs qu’on oserait plus écrire aujourd’hui. Ça m’a fait du mal mais ça ne m’a pas empêché de tracer ma route. Avec Scissor Sisters, on n’a jamais voulu donner de leçon à qui que ce soit. On voulait juste être nous-mêmes. Et ça reste ma philosophie. Si en passant, j’ai pu ouvrir la voie à certaines personnes, c’est super. Est-ce que j’ai vraiment eu cet impact ? Ce n’est pas à moi de le dire.

D’ailleurs comment ça se mesure ? Aujourd’hui, tout le monde regarde des choses différentes sur son téléphone. Chacun a ses propres algorithmes. C’est comme si la culture avait été brisée, fragmentée en milliers de petits morceaux. Mais c’est génial d’assister à cette explosion de talents ouvertement queers. Je pense aussi que ça reste très difficile d’être un artiste LGBTQIA+. Même en 2023…

“Last Man Dancing”, de Jake Shears, sortie le 2 juin 2023 chez Mute/[PIAS]