MANTEAU EN CUIR, COL ROULÉ EN POLYESTER, LEGGING EN POLYESTER SATINÉ JUNYA WATANABE.

À tout juste 50 ans, Róisín Murphy continue d’imposer ses propres règles avec des projets toujours aussi riches et insolites. Entre audace et abandon, elle sort un sixième album joyeux qui contemple le temps passé et qui contribuera sans doute au futur de la musique.

Avec sa présence scénique phénoménale, sa voix divine, son goût pour l’expérimentation et son style flamboyant, aussi edgy que camp, Róisín Murphy a tout d’une disco queen underground des temps modernes. Que ce soit avec sa musique électro-pop adulée par l’industrie et le public ou ses looks sublimés par les plus grandes maisons de mode comme les jeunes designers indés, elle met tout le monde d’accord, naviguant aisément entre figure pop et artiste de niche. La preuve, c’est qu’elle continue de participer à des projets indépendants et expérimentaux avec les meilleur·e·s artistes de la scène électro contemporaine (Crookers, Soulwax, DJ Koze, The Reflex, Horse Meat Disco…) alors qu’elle a accédé au rang de star mondiale avec plusieurs tubes comme son banger disco-house “Sing it back” sorti en 1998 avec son ancien groupe Moloko. Une carrière qui affiche presque 30 ans au compteur et qui se complète aujourd’hui avec Hit Parade, son sixième album dont la production – par l’Allemand DJ Koze – a débuté avant même la sortie de son précédent disque Róisín Machine. L’électro-pop y côtoie hip hop et house avec une élégance espiègle qui ne fait pas son âge. Une manière d’assumer tout ce qu’elle fait avec fierté et une cohérence qui se construit au gré d’albums savamment différents. Róisín a collaboré avec les producteurs les plus originaux, de son ex-compagnon Mark Brydon dans Moloko à Matthew Herbert, en passant par Handsome Boy Modeling School (Dan the Automator & Prince Paul), David Byrne, Fatboy Slim, David Morales ou Maurice Fulton. Ces orfèvres lui ont confectionné des écrins nacrés d’électro et de disco. La disco, justement, réussit souvent l’exploit d’associer les bandes-son les plus dansantes à des paroles parfois aigres-douces. Une ironie avec laquelle Róisín Murphy flirte parfois dans Hit Parade. Bref, l’audace musicale et stylistique à son apogée.

MIXTE. Pour ce numéro, Mixte s’intéresse à la notion d’audace. Quelle en est votre définition ?
Róisín Murphy. Pour moi, l’audace c’est une certaine bravoure, une ouverture d’esprit. J’ai sûrement fait preuve d’audace au cours de ma vie. Lorsque j’ai commencé la musique, je ne faisais qu’explorer et expérimenter. Je n’étais pas professionnelle, plutôt une agitatrice. Je n’étais ni chanteuse ni autrice-compositrice, j’explorais simplement la musique de manière créative. Et je continue d’ailleurs dans cette veine-là. Mais aujourd’hui je crois être très audacieuse avec cet album, Hit Parade. Je trouve qu’il se démarque du précédent, c’est un disque unique, différent d’une pop classique. Ce qui m’intéresse, c’est de créer des œuvres qui durent éternellement. Cela peut paraître prétentieux, mais c’est vraiment ce qui me préoccupe, dans tout ce que je fais, dans chaque visuel, dans chaque morceau de musique, dans chaque spectacle. Je crois qu’il faut être audacieux·euse pour atteindre la longévité.

MANTEAU OVERSIZE EN VISCOSE ET NÉOPRÈNE, ESCARPINS EN CUIR MAISON MARGIELA, BRACELETS EN MÉTAL ET STRASS LAURENT TIJOU & FLÁVIO JUÁN NÚÑEZ
MANTEAU EN CUIR NAPPA À COL DE CHEMISE AMOVIBLE EN CACHEMIREET POPELINE, JUPE EN CUIR NAPPA PRADA.
TRENCH OVERSIZE EN JACQUARD POLY FAILLE IMPRIMÉ ET BOTTES MOTARDES À TALONS EN CUIR ALEXANDER MCQUEEN.
PULL ASYMÉTRIQUE SCULPTURAL ET PANTALON OVALE EN MAILLE DE LAINE CÔTELÉE, ESCARPINS EN RÉSILLE ALAÏA.

M. Ce disque a nécessité cinq ans de travail avec DJ Koze. Vous échangiez à distance tous les deux et il a chamboulé certaines de vos idées. Dans quelle mesure ce processus de travail vous a-t-il mise à l’aise ?
R. M. On était très à l’aise tous les deux. Parce que nous étions dans notre propre espace de création. J’étais sûre que c’était un producteur brillant, donc c’était plus confortable que pour beaucoup d’enregistrements, où il faut rencontrer de nouvelles personnes chaque jour. Koze travaille de manière très sporadique. Vous recevez un morceau à votre réveil et vous vous dites : “Mince, il est resté debout toute la nuit”. Ensuite, vous n’avez plus de nouvelles de lui pendant un mois. Il fonctionne beaucoup en mode “mojo”. Alors que moi, quand il m’envoie quelque chose, je suis très enthousiaste à l’idée de travailler dessus immédiatement.

M. Vous avez enregistré entre Londres et Ibiza, c’est ça ?
R. M. Mon partenaire Sebi a une maison à Ibiza depuis vingt-cinq ans. Un jour, durant l’été entre les deux confinements, Koze mixait dans le coin et il est resté un jour de plus chez nous pour finaliser “The Universe”. Il avait déjà l’instrumental, mais on a enregistré ma voix. C’est là qu’on a fait l’interlude où on caricature une Américaine gâtée. J’étais à Ibiza depuis deux ou trois semaines et l’île était calme. J’étais invitée sur des yachts, à des soirées dans des villas fabuleuses… Mais j’étais très consciente du double aspect des choses, comme un rêve avec quelque chose qui cloche. On sentait l’autoritarisme, les plages fermées à 21 heures, la dystopie en arrière-plan.

M. Justement, tout au long de l’album, on peut ressentir comme un double sens, du fatalisme…
R. M. Il y a beaucoup de joie dans cet album. J’ai été très joyeuse quand je produisais Róisín Machine et que je travaillais également sur Hit Parade. Tout ce dont j’avais toujours rêvé sur le plan créatif m’arrivait. J’ai aussi deux enfants, mon partenaire, une belle vie, une belle carrière. Mais Koze et moi sommes tous deux d’âge mûr, et les choses ne sont pas si simples que ça. La mort se rapproche et, en ce qui me concerne, c’est toute la culture qui est en train de disparaître en Irlande, avec les gens qui partent. Je n’arrive pas à retrouver l’Irlande de mon enfance, j’aurais aimé avoir conservé mes souvenirs dans une bouteille.

M. C’est le sens de la vidéo de “Fader”, que vous avez tournée dans votre ville natale d’Arklow ?
R. M.
C’est une chanson assez hip hop, à la Kanye West. Je devais la tourner dans un endroit authentique pour moi. Pour atténuer la dissonance entre la petite fille irlandaise que j’étais et la femme que je suis aujourd’hui. Il s’agit aussi de me montrer davantage aux fans. C’est une biographie plus profonde, visuellement et musicalement. “Fader” réunit la joie et la mort dans une seule chanson.

MANTEAU EN CACHEMIRE ET FAUSSE FOURRURE, SANDALES EN CUIR ET FAUSSE FOURRURE GUCCI.

MANTEAU EN CACHEMIRE ET FAUSSE FOURRURE, SANDALES EN CUIR ET FAUSSE FOURRURE GUCCI.

M. On sent que ce sentiment ambivalent est très présent dans votre travail.
R. M.
Effectivement, car pour moi ce ne sont que les deux faces d’une même pièce. J’ai toujours aimé cette idée, comme dans les paroles de “Forever More” de Moloko : “Endless tears/Forever joy/To feel most every feeling/Forever more”. Vivre tous les sentiments. Ce thème de liberté est présent dans tout mon travail. Mais aussi savoir se soumettre, être vulnérable aux choses qui font si mal et qui explosent comme des bombes. Dans “Sing it back” de Moloko, je chante : “When you are ready/I will surrender”… Toutes mes paroles sont comme ça : je donne, j’abandonne. Et je commence mon nouvel album par ces paroles : “Tell Me What Not to Do”. Je trouve ça très sexy de contempler l’abandon. Peut-être parce que je fais semblant, parce que je ne suis pas du tout comme ça !

M. Vous avez collaboré avec des producteurs incroyablement talentueux, qui sont aussi de fortes personnalités. Comment on gère ce type de rencontre ?
R. M.
Ce qui importe, c’est de savoir qu’on travaille avec eux parce que le résultat sera bon. Lorsqu’on écoute leur musique, on pense savoir comment ils vont travailler. Mais c’est toujours une surprise. Comme avec Maurice Fulton : quand on le voit à l’œuvre dans son studio, une petite pièce dans sa maison de Sheffield, on se demande comment il peut y faire quoi que ce soit. C’est un peu Mister Magoo ! Et pourtant, en quinze minutes, il vous sort le morceau le plus funky que vous ayez jamais entendu… et qu’il veut finalement effacer ! J’ai résisté et j’ai finalement réussi à sauver le morceau. Parfois, il faut savoir se dire qu’ils ont tort et se battre pour défendre son point de vue, et à d’autres moments il est important de voir les choses à travers leurs yeux. Je ne suis pas difficile avec les gens avec qui je travaille, c’est pour ça qu’ils font de la musique avec moi.

M. Peut-être aussi parce que vous êtes capable de vous adapter à leurs processus créatifs ?
R. M.
Mark Brydon, dans Moloko, m’a appris beaucoup plus que n’importe qui. Il m’a appris à travailler avec d’autres personnes, à être ouverte à l’aventure et à l’exploration. Cela a été facile, par exemple, avec Matthew Herbert. Il est très logique, c’est comme travailler avec un professeur. On bosse de 11 heures à 17 h 30 pendant deux semaines et on en a fini avec un album. C’est un vrai génie, et il est si gentil. La seule chose qui a été pénible, c’est qu’il ne voulait pas finir “Ramalama (Bang Bang)”, qu’il détestait. J’ai pleuré, je me suis roulée par terre dans le studio jusqu’à ce qu’il accepte. Et j’en suis tellement heureuse ! C’est mon morceau le plus streamé, et c’est aussi le plus bizarre. Ça me résume bien : quand je sais, je sais !

MANTEAU ET COMBINAISON BUSTIER EN LAINE ET COTON ISSEY MIYAKE.
MANTEAU, BLOUSE ET PANTALON EN COTON MATELASSÉ FINI SATIN BALMAIN.

M. Parlons de la scène, de toute cette énergie que vous mettez dans le spectacle, dans vos looks élaborés si proches du costume théâtral… Et toujours avec beaucoup d’humour et de naturel…
R. M. De l’énergie, j’en ai, ça c’est sûr ! J’aime les artistes qui s’engagent, au point d’être un peu dangereux. Il faut se donner à 700 % quand on monte sur scène. Ça m’évoque toujours Iggy Pop. J’ai regardé sur YouTube un vieux show passé à la télé allemande. Il vient chanter et il met le plateau en pièces, il démonte le décor, il détruit littéralement le lieu ! Mais j’aime aussi les artistes qui n’ont pas besoin de faire grand-chose. Michael Gira des Swans, par exemple, seul sur scène avec sa guitare. Il ne quittait pas sa chaise, mais il avait une pure présence. J’aime jouer grand mais aussi petit. Je déteste les vêtements…

M. Vraiment ? !
R. M. Je les déteste. Certes, ils sont beaux et utiles pour raconter des histoires, bouger les atomes sur scène, en créant de nouveaux espaces pour chaque chanson. Mais je déteste m’en occuper, les trouver, les essayer. J’ai un costumier, Simons, qui m’accompagne en tournée. Avant lui, je le faisais toute seule et c’est un boulot énorme. J’aimerais bien à l’avenir prendre des photos chics avec mes vêtements, puis tout brûler dans le jardin. Ou disparaître derrière un avatar.

M. Pourquoi votre disque s’appelle-t-il Hit Parade ?
R. M. Parce que Koze me disait, avec son accent allemand : “Tu dois faire de la musique avec moi, je te mettrais dans le hit-parade, je te mettrais dans le Top of The Pops”. Mais il n’y a pas de Top of The Pops ni de hit-parade, c’était évidemment ironique. En fait, il n’y a plus de pop stars universelles. Mes enfants, qui ont 10 et 13 ans, ne savent même pas qui est Dua Lipa. En revanche, ils savent qui sont les grand·e·s youtubeur·euse·s, des gens dont je n’ai pas la moindre idée. Alors qu’à une époque tout le monde savait qui était Madonna… J’aime ça, parce que ça veut dire que vous pouvez rentrer dans votre propre monde et y survivre.

PHOTOGRAPHIE : LAURA PÉLISSIER @ FMA / STYLISME : FRANCK BENHAMOU @ FMA / COIFFURE : CLAUDIO BELIZARIO @ CALL MY AGENT. MAQUILLAGE : KHELA @ CALL MY AGENT. / MANUCURE : LEILA RERBAL @ AIRPORT AGENCY. / ASSISTANTE PHOTOGRAPHE : THI-LÉA LE. / ASSISTANT STYLISTE : BARNABE WHITE.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).