Kévin Germanier par James Weston

En seulement deux ans, la marque Germanier est devenue leader d’une mode glamour, durable et responsable. Son designer Kevin Germanier, dont les créations extravagantes ont déjà subjugué de nombreuses stars, compte bien révolutionner à sa manière le concept d’éco-fashion : à coups de déchets textiles pimpés de strass et de cristaux Swarovski.

Si on devait définir la femme Germanier, ce serait sûrement la version millennial d’une Sailor Moon glamour, woke et connectée, à mi-chemin entre la guerrière féminine et la militante disco écologiste. Kevin Germanier, créateur suisse de 27 ans basé à Paris, s’efforce depuis maintenant deux ans de nous présenter cette nouvelle figure étincelante à travers une esthétique haute en couleur et des pièces de prêt-à- porter haut de gamme créées à partir de déchets textiles. En quelques saisons, le designer s’est imposé comme une référence dans la jeune garde créative parisienne, mais aussi comme l’un des chefs de file d’une mode plus responsable et éthique, principalement confectionnée à la main avec une production contrôlée, sans pour autant mettre l’esthétique et la fantaisie de côté. Après être passé par la HEAD (la Haute École d’art et de design de Genève), Kevin a poursuivi ses études à la Central Saint Martins de Londres. En 2015, il remporte l’Eco- design Award, la seule compétition internationale de mode durable et éthique. Un prix qui lui donne notamment l’opportunité de dessiner la première collection écoresponsable pour la marque de luxe chinoise Shanghai Tang et par la suite d’être engagé au pôle maroquinerie de Louis Vuitton. Mais tout ça, c’était avant qu’il ne se décide à lancer son propre label. Une excellente décision, puisqu’en seulement quelques saisons, Germanier a déjà habillé les plus grandes pop stars de la planète tout en étant nommé finaliste du prix de l’Andam 2018 et demi-finaliste du prix LVMH 2019. De quoi faire germer dans la tête des gens l’idée d’une mode “eco-conscious” aux frontières de la couture.

Mixte. Germanier a deux ans. Quel regard portes-tu sur ton parcours ?

Kevin Germanier. Tout s’est enchaîné tellement vite. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu 25 ans de carrière. Je ne réalise pas encore. Au départ, on a commencé à deux. Aujourd’hui, l’équipe s’est agrandie, avec par exemple douze tricoteuses dans le canton de Valais en Suisse ainsi que douze autres à Shanghai, un bureau de presse, des projets de collaboration… C’est assez étrange car, avant de lancer Germanier, je m’étais toujours dit que je ne créerais pas ma propre marque tant que je n’aurais pas une situation stable. Au final, les choses se sont faites de façon organique. J’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Capelli, responsable de la branche Environnement chez LVMH, lors de la présentation de ma collection de fin d’études à la Central Saint Martins. Il m’a suggéré de présenter mes créations à la Fashion Week, chose à laquelle je n’avais absolument pas songé. À l’époque, j’aurais plutôt opté pour une présentation de mes pièces sous la forme d’une exposition. Alexandre m’a donc sponsorisé, et c’est là que j’ai rencontré le journaliste Loïc Prigent, qui à son tour m’a parlé de Guillaume Delacroix, fondateur et directeur du bureau de presse DLX avec qui je travaille désormais. On a lancé la présentation un matin à 10 heures. À 10 h 30, Natalie Kingman, directrice des achats de Matches Fashion, voyait la collection. À 11 heures, on m’appelait pour me dire que j’avais tout vendu. Là, je me suis dit : “Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ?” Ça m’a tout de suite mis dans la réalité de la confection et de la production. C’est vraiment là que tout a démarré. La beauté de Germanier, c’est justement de n’avoir jamais forcé les choses. Disons qu’on a une bonne étoile au-dessus de nous.

Robe en chutes de polyester et cycliste en fil de coton et lurex

M. Ressens-tu une pression en tant que jeune créateur indépendant, propriétaire de ta propre marque, dans le business ultra-concurrentiel de l’industrie de la mode ?

K. G. C’est difficile, et je ne conseillerais à personne de lancer sa marque. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. Et elles sont toujours là derrière moi pour m’aider. Pas seulement sur le plan esthétique, mais sur le plan business, production, et vente aussi. Je suis chanceux également d’être entouré de gens qui me portent, que ce soit mes collègues, mes employés, ma famille, mes partenaires. Sans eux, Germanier n’existerait pas. Et puis, il faut dire aussi qu’il y avait une brèche et une place à prendre dans le marché quand je me suis lancé. Personne à l’époque ne faisait de robes glamour, colorées, scintillantes et éthiques. Et même encore aujourd’hui, je suis le seul à faire ça. Germanier reste une marque de niche.

M. Tu viens de mentionner tes créations voyantes, très colorées. D’où te vient cette esthétique extravagante ? 

K. G. Quand j’étais à la Central Saint Martins, on m’a souvent dit que j’étais coincé ou control freak. Tous mes projets étaient en noir ou en gris ; je ne prenais pas de risques de ce côté-là. Tout a changé juste avant d’effectuer mon second stage chez Louis Vuitton. Alors que j’étais encore stagiaire chez Shanghai Tang à Hong Kong, j’ai trouvé un stock de perles colorées. Je les ai rapportées avec moi à Paris avec l’idée d’en faire quelque chose. Je me suis dit qu’à ce stade j’étais encore autorisé à expérimenter et à faire des erreurs. Du coup, j’ai développé une nouvelle technique et commencé à créer quelques jupes avec ces perles collées dans du silicone. J’aime le challenge, et ne pas avoir de regret fait partie de ma philosophie. C’est en travaillant spontanément ces perles que j’ai découvert ma capacité à mixer les couleurs. C’est aujourd’hui l’un des codes de la maison. Tous ces coloris, ces strass, ces sequins, ces cristaux… Je pense que ça a aussi à voir avec mon amour pour le manga Sailor Moon et l’univers de la K-Pop, par exemple. Ça peut être perçu comme tape à l’œil, mais moi j’aime bien dire que c’est du glamour sans concession. Un glamour clinquant totalement assumé.

M. Et le côté durable ? 

K. G. C’est une forme de contrainte avec laquelle j’ai appris à créer depuis le début. Quand je suis arrivé à Londres, le coût de la vie et l’école étaient très chers. Mes parents m’ont demandé de me financer moi-même. À ce moment-là, je me souviens avoir été énervé et m’être senti frustré car je ne savais pas comment j’allais faire. Je suis donc parti d’un budget zéro. C’est comme ça que j’ai commencé à utiliser mes draps pour créer des prototypes ; puis je suis allé dans les boutiques vintage et les stocks de tissus pour trouver des matières premières. Et c’est ainsi que je fonctionne désormais. Je suis beaucoup plus créatif dans la contrainte. Quand je démarre une collection, je ne sais jamais à quoi elle va ressembler. Elle se crée au fur et à mesure, en fonction des déchets textiles que je trouve.

M. Quel est ton processus créatif ? Combien de pièces produis-tu par collection ? 

K. G. C’est simple, en récupérant mes déchets textiles, je sais exactement le nombre de pièces que je vais pouvoir produire : dix, quinze, vingt, trente au maximum. Par exemple, lorsque Matches Fashion a acheté ma collection, ils voulaient l’une des pièces en vingt-cinq exemplaires. Je leur ai dit que ça n’était pas possible car avec ce que j’avais comme matière, je ne pouvais en faire que douze. Notre production se limite à nos ressources. Je n’achèterais jamais en plus pour produire davantage. Et ça, c’est un principe que l’acheteur doit comprendre. Je pense qu’on peut refuser tant qu’on explique pourquoi. C’est une nouvelle façon plus raisonnable de produire et d’acheter. C’est ça, la beauté de Germanier : on trouve et on crée dans la contrainte, dans les limites. Honnêtement, si on me demandait de produire 250 jupes, je ne crois pas que je pourrais dormir tranquille.

Robe en cristaux Svarowski recyclés et en sequins déstockés, serre-tête en fils de cristal fin de série tressés

M. Où trouves-tu les déchets textiles et les chutes de tissus ? 

K. G. Je les récupère dans des stocks. Aujourd’hui, les gens connaissent la marque et se proposent de me procurer les déchets. Je me fournis notamment au Marché Saint-Pierre à Paris. Maintenant, ils nous connaissent et nous mettent de côté des chutes qui font plusieurs mètres de long. Il faut se rendre compte qu’avec ça, on peut faire des dizaines d’exemplaires d’un vêtement. Il y a aussi des marques comme David Koma qui nous envoient des stocks de tissus et de matières dont ils n’ont plus besoin. C’est également ce qu’il s’est passé avec Christian Louboutin, avec qui j’ai fait une collaboration en septembre 2018, ou encore avec Swarovski, avec qui je travaille depuis quatre saisons. Ils me donnent accès à leur green stock où ils gardent tous les cristaux qu’ils n’utilisent pas, mais qu’ils ne veulent pas non plus jeter ni brûler. Je trouve ça super beau qu’une marque n’ait pas peur de dire qu’elle a des déchets et qu’au lieu de les mettre à la poubelle, elle préfère les partager avec une autre. C’est smart.

M. Rareté de la pièce, travail fait à la main, échelle de production réduite, écoresponsabilité… Dirais-tu que ta marque correspond à une nouvelle forme de couture, au sens noble du terme ? 

K. G. Le mot couture est vraiment à prendre avec des pincettes. Il y a énormément de codes et de conditions à respecter pour relever de la Couture. Par exemple, il faut que tout soit produit et fabriqué en France. Et est-ce qu’on est couture à ce point ? Non. En revanche, si au niveau esthétique, on me dit que ça semble être de la Couture, c’est pour moi le plus beau des compliments. Ça prouve qu’on arrive à produire des pièces de qualité à partir de déchets.

M. À l’heure ou la mode est pointée du doigt pour son empreinte écologique, ton approche responsable ne devrait-elle pas être le créneau de toute nouvelle marque qui se lance ? 

K. G. J’ai envie de répondre par l’affirmative, évidemment. Mais ce que je peux comprendre – car je l’ai vécu –, c’est la peur en tant que jeune créateur de ne pas pouvoir répondre à la demande des acheteurs. Le système fait qu’on doit produire toujours plus. En ce qui me concerne, ça mettrait mon message et mon positionnement en péril. Donc je m’y refuse. Cela dit, je n’utilise jamais le mot éthique ou responsable comme un outil marketing. Ce n’est jamais “brandé” de la sorte. Malheureusement, aujourd’hui, on est dans un tel surusage du vocabulaire écologique qu’on ne sait plus vraiment à quoi ça correspond. Je ne suis pas dupe. Je sais que ce ne sont pas les infos sur la fabrication d’une pièce qui intéressent les gens en premier lieu. Et encore moins quand ils découvrent la création sur Instagram. Je dois d’abord les attirer avec un visuel et un produit forts. Ensuite, s’ils aiment la création, ils liront la légende, se renseigneront sur la marque et son processus de fabrication. Je crois d’ailleurs que plus on parlera de mode écoresponsable comme quelque chose d’exceptionnel moins ça risque de se normaliser.

Robe en chutes de polyester et cycliste en fil de coton et lurex

M. La mode se doit-elle d’être engagée et de porter forcément un message ? 

K. G. Il me semble, oui, car on ne peut plus ignorer la prise de conscience des consommateurs. La nouvelle génération et les millennials sont beaucoup plus engagés et instruits sur le sujet. Il y a quelques années, on avait des tribus vestimentaires comme le grunge, l’emo-goth ou le hip-hop. Aujourd’hui, on a par exemple les Vsco girls (qui tirent leur nom de VSCO, une application de retouche et de partage de photos ressemblant à Instagram, ndlr). Ces filles montrent qu’elles se soucient réellement de l’environnement. Leur mantra, c’est “Save the Turtles”. Ça peut nous faire marrer, mais si on regarde un peu plus précisément, leur délire c’est de posséder une gourde plutôt qu’une bouteille d’eau en plastique, de porter du denim vintage, etc. C’est un vrai parti pris. Même ma cousine, qui n’a que 18 ans, regarde les étiquettes des vêtements qu’elle achète. On n’avait pas cette conscience-là il y a encore quelques années.

M. Tu habilles aujourd’hui beaucoup de personnalités de l’industrie musicale – Björk, Beyoncé, Rihanna, la star de K-Pop Sunmi… Quel est ton rapport à la musique, à la mode et à la pop culture ? 

K. G. Je crée tout en écoutant de la musique. J’adore ça. J’écoute autant du classique que de la K-pop. Les projets pour des artistes musicaux sont effectivement ceux que je préfère, car mon équipe et moi avons ainsi la chance de voir nos créations bouger avec l’artiste, prendre vie et se retrouver dans un univers bien particulier, que ce soit dans un clip ou un concert. C’est ce qui s’est passé avec Björk, qu’on a habillée pour le festival We Love Green en 2018. Ce fut une expérience incroyable ! Rien qu’en y pensant, j’en ai encore des frissons. Voir Bjork débarquer sur scène dans l’une de mes tenues pour subjuguer la foule et leur en mettre plein les yeux, c’est probablement ce qui me touche le plus. C’est formidable de voir comment les gens réagissent au vêtement. Ça peut paraître futile, mais si je fais de la mode, c’est pour donner du rêve aux gens, pour les éblouir.

Body en polyester, velours et jersey recyclés, collant en jersey peint à la main, mules en tissu recyclé et broche de fin de série, accessoires de cheveux en matières recyclées

www.kevingermanier.com

Mannequin : Beaudine Drevel @beaudinejael. Coiffure : Yoann gelas @yoanngelas.