“Isolation” de Mariuss Perlich, 2020

En cette période de pandémie, le masque chirurgical est plus que jamais devenu le symbole d’une époque en plein bouleversement marquée par l’inquiétude et la confusion. Un objet (accessoire ?) bientôt indispensable à notre quotidien et dont le port incarne et cristallise malgré lui les principales questions de société actuelles : santé, écologie, individualisme, mais aussi racisme et inégalités.

Dans quelques années, quand on enseignera l’année 2020 dans les livres d’Histoire, on verra probablement partout des images de gens en train de porter des masques. Normal, avec l’épidémie de Covid-19, le port de cet “accessoire” s’est répandu aussi vite qu’une punchline virale de candidat de télé-réalité sur les réseaux sociaux. Plus présent dans la culture sanitaire asiatique – “car il y symbolise l’importance du souci de la communauté ainsi que la conscience civique”, comme l’explique Christos Lynteris, anthropologue médicale à l’Université de St. Andrews en Écosse – le masque, désormais sur les visages de toute la planète, est devenu l’avatar d’une menace impalpable et pourtant bien présente : celle du covid-19 et plus largement celle du spectre planant d’une catastrophe annoncée.

 

Haut les masques !

Mais rien de nouveau. Le masque a toujours été le symbole d’un contexte délétère (maladie, guerre, cataclysme…) depuis sa création au milieu des années 1890, représentant à la fois la sécurité et la protection. “Quelque chose qui cache mais qui paradoxalement en dit aussi beaucoup”, ajoute Christos Lynteris. Selon l’essai “History of Surgical Face Masks: The myths, the masks, and the men and women behind them, écrit par John L. Spooner, les premiers masques sont apparus à la fin du 19e siècle comme outil de protection durant les interventions chirurgicales pour empêcher les contaminations par bactérie. Mais l’objet a connu son premier “quart-d’heure de gloire” avec la pandémie de grippe espagnole au début du siècle dernier. Puis, il a nous a fait un comeback inattendu avec l’épidémie de SRAS en 2002 et s’est peu à peu incrusté ces dernières années dans des contextes liés à notre de mode de vie (écologie, pollution, incendies en Australie etc).

Les rappeurs Ayo & Teo

Voilà comment ce petit bout de tissu apparemment insignifiant est peu à peu devenu l’expression d’une époque chamboulée mais aussi un accessoire signature des identités, à l’image des rappeurs Ayleo et Mateo Bowles (Ayo & Teo) qui avaient commencé à en porter suite aux moqueries des internautes concernant leurs expressions faciales, comme ils l’avaient déclaré au magazine Billboard en 2017. La même année, c’est le rappeur Future qui s’était présenté masqué au BET awards avec sa fille pour faire la promo de sa performance de “Mask Off”. Logique. Si bien que tout ce qui aujourd’hui permet de se dissimuler le visage pour rester “mystérieux” ou ne pas trop se dévoiler est depuis devenu la tendance stylistique numéro 1 dans le monde de la mode et de la musique réunies.

 

En mode masqué

La preuve indéniable, c’est que quand un produit permet d’exprimer une identité, la mode, qui sent toujours les bonnes opportunités arriver, s’en empare et l’exploite. Sur les trois dernières années, Off-White, Palm Angels, Bathing Ape et Fendi ont proposé leur “face masks”. Gucci en a même designé un spécialement pour Billie Eilish lors des Grammy Awards 2020, afin de corroborer son message selon lequel la chanteuse possède son corps et qu’elle seule a le droit de le voir et de le regarder. Sans tomber dans cette métaphore métonymique, plusieurs mannequins ont été aperçu(e)s lors des dernières fashion weeks en train de porter des masques (coucou Bella Hadid) alors que des exemplaires en étaient également distribués à l’entrée de certains défilés comme celui de Lemaire ou Loewe à Paris.

Bella Hadid

Un peu partout, les invités des shows de Milan, Paris, Londres et New York se sont pointés avec leur masque personnalisé ou siglé (Chanel, Louis Vuitton…), pendant que certaines célébrités se complaisaient déjà sur Instagram en postant des selfies d’elles masquées (re coucou Gwyneth Paltrow). Peut-être un hommage et un soutien aux protestations qui ont marqué ces derniers mois la ville de Hong Kong – on peut rêver – dans lesquelles les manifestant(e)s avançaient littéralement masqué(e)s pour justement ne pas se faire démasquer par des autorités de plus en plus coercitives pimpées aux systèmes de surveillance et de reconnaissance faciale ? Pas sûr. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le masque est devenu bien plus politique qu’il n’y paraît.

Billie Eilish

Mascarade

Symbole de révolte, cet accessoire couvrant a aussi commencé à incarner malgré lui le racisme, particulièrement pendant cette épidémie, d’abord repérée en Chine. Plusieurs médias comme le New York Times ou d’autres institutions et organisations ont été accusés de perpétrer des stéréotypes racistes en illustrant systématiquement leurs articles sur le coronavirus avec des photos de personnes asiatiques. Une injustice qu’a voulu dénoncer le créateur Gavin Rajah. Lors de la fashion de Cape Town en Afrique du Sud, il a fait défiler ses mannequins affublés d’un masque et de protections plastiques pour mettre en lumière la division et le racisme potentiel que peut provoquer le fait de porter un tel accessoire. “L’utilisation des masques était… symbolique parce que le masque n’est pas forcément fait pour se protéger. Ce qu’il va faire, c’est nous aliéner. Ça va nous mettre de côté. C’est comme une nouvelle forme de racisme”, prédit le designer.

Après tout, cacher son visage peut-être profondément perturbant et opprimant pour une société qui, d’autant plus à l’heure de l’hégémonie du selfie, se fit les yeux fermés à nos expressions faciales afin d’y déceler divers signaux de communication. “Un masque crée une barrière entre soi et le monde” concède Marine Serre. Depuis quelques saisons, la jeune créatrice française obsédée par les problèmes environnementaux et le recycling avait commencé à proposer des masques dans ses collections (simplement parce qu’elle fait du vélo).

Marine Serre SS 2019

“Ça nous protège, mais ça veut aussi dire qu’on ne peut pas s’approcher de quelqu’un (…) Au début, ça mettait les gens mal à l’aise. Mais maintenant ils sont de plus en plus enthousiastes à l’idée d’en porter. Mais je crois que ce n’est pas quelque chose de positif”, ajoutait-elle au sortir de son dernier défilé, alors que ledit accessoire était devenu l’un des hits de la saison à en croire les photos de street style prises pendant la dernière saison des défilés.

Effectivement, le malaise commence à se faire sentir. Stigmatiser une catégorie de la population tout en vendant des masques de luxe comme beaucoup de marques le font, de surcroît pendant une crise, soulève indéniablement la question économique et l’intention de la recherche constante du profit. Tout ça sans bien sûr oublier le transfert des inégalités face à l’acquisition de l’objet. Car qui a les moyens de se payer la protection de son choix, alors que même les services de santé du monde entier manquent cruellement de moyens ? Heureusement, le monde de la mode s’engage depuis quelques semaines à assurer une aide financière et matérielle pour contrer l’épidémie et faire amende honorable (confection de masques et de blouses, donations) pendant que certains inventeurs rivalisent d’ingéniosité en fabriquant des masques de fortune avec ce qu’ils ont sous la main, à l’image du photographe et artiste Mouslam Rabat qui a imaginé une protection faciale à partir d’un emballage de frites de chez McDonald’s. Hélas, sa création n’est que l’illustration d’une triste vérité : encore aujourd’hui, le masque reste difficile à trouver. Et c’est probablement de cette façon que la loi du marché va tout faire pour le rendre de plus en plus désirable. Mais pas forcément pour les bonnes raisons.

Mouslam Rabat