Juliette Binoche interprète Coco Chanel dans la série “The New Look” sur Apple TV+.

Longtemps caricaturé, le monde de la mode fascine désormais les scénaristes du monde entier. De Karl Lagerfeld à Cristóbal Balenciaga en passant par Christian Dior et Coco Chanel, tou·te·s deviennent personnages de fictions, ancrant un peu plus encore leur statut d’icônes culturelles indéboulonnables. Décryptage d’une tendance à la gloire de la fashion. Sans oublier d’évoquer les faux plis.

Et de trois! Après une série biopic consacrée à Cristóbal Balenciaga sur Disney + en janvier dernier, et en attendant celle dont Karl Lagerfled sera le héros (“Kaiser Karl”, toujours sur la même plateforme), c’est au tour d’Apple TV+ de dégainer la carte du biopic fashion dans la série “The New Look”, qui retrace la vie et l’œuvre de Christian Dior et de ses acolytes au sortir de la deuxième guerre mondiale. Au programme : des trahisons, des alliances, du glamour, et de la fashion : n’en jetez plus, la quintessence du drama est là ! “La mode a toujours passionné les gens, tout comme le luxe en général” analyse Delphine Dion, professeure de marketing à l’EESEC Business school et spécialiste du marketing du luxe. “Les personnalités représentées aujourd’hui dans ces fictions ont, dès leur vivant, été mythifiées par les marques. Elles fascinent le public et sont rentrées dans notre imaginaire”. Un imaginaire que ces fictions ne se contentent pas de brosser dans le bon sens du poil, puisqu’elles insistent aussi sur les aspects un peu moins clinquants de leurs personnalités, n’oubliant pas que les grand·e·s de ce monde ont dû s’acclimater aux mœurs de leur époque, lorsque les nazis et leurs épouses squattaient les front row des défilés, et que par conséquent, les créateur·rice·s leur ont confectionné des tenues, avec plus ou moins d’entrain à pactiser avec l’ennemi.

Série “Balenciaga” sur Disney+.
Écris l’histoire

 

À l’heure où la GEN Z n’hésite pas à cancel au moindre fashion faux pas, exposer les marques en rappelant au public leur sombre passé peut s’avérer une démarche risquée en termes d’image et de vente, ou est-ce tout simplement un coup de génie marketing ? “Je pense que les marques ont tout intérêt à être impliquées dans ces projets” analyse Xavier Leherpeur, journaliste spécialiste des séries qui officie notamment sur France Inter. “Il vaut mieux être du côté de l’Histoire qui est en marche et être lucide sur le comportement de certain·e·s. Si les marques font partie de ces projets, elles sont à la meilleure place pour surveiller, voir verrouiller si besoin. Mieux vaut lâcher du lest sur les choses qui sont connues, comme la probable collaboration de Coco Chanel durant la guerre avec les Allemands, pour en faire quelque chose de dramaturgique. On ne peut pas se contenter de dire que c’était une ‘collabo’ car elle logeait au Ritz et couchait avec un Allemand, il faut dire pourquoi elle a agi de la sorte, et contextualiser, car il s’agissait avant tout de survivre”. D’autant plus au moment où on a récemment appris qu’elle aurait aussi été un agent occasionnel à la Résistance.

Série “The New Look” sur Apple TV+.

Prouver au public que l’on assume son patrimoine de A à Z peut être perçu comme un gage d’authenticité, et si l’on sait que la fondation Balenciaga s’est fortement impliquée durant la réalisation de la série éponyme, on remarque que Dior se voit remercié d’un special thanks lors du générique de “The New look”. Une opération séduction qui pourrait s’avérer bénéfique : “Ces œuvres peuvent avoir un impact sur les consommateurs”, analyse Delphine Dion. “La façon dont on dépeint le protagoniste peut nous faire changer notre regard sur ce dernier et ainsi modifier la désirabilité de la marque. Mais honnêtement, on ne peut pas savoir si ces œuvres influent ou non sur les ventes. Les chiffres dépendent de tellement d’autres facteurs, et tout dépend de l’audience du film et de l’objectif du scénario”. Un objectif scénaristique dont on a du mal à voir les tenants et les aboutissants lorsqu’on se plonge dans les 10 épisodes de “The New Look”, et ce dès l’introduction de la série qui nous indique à l’écran : “Voici l’histoire qui va vous montrer comment la création a aidé à ce que l’esprit et la vie soient de retour dans le monde entier”.

Série “The New Look” sur Apple TV+.

Prétentieux enough ? Pompeuse et académique, la série est entièrement tournée à Paris mais jouée en Anglais avec des acteur·rice·s (dont Juliette Binoche, Maisie Williams et John Malkovitch) s’efforçant de parler avec un accent français à couper au couteau (aka le syndrome oui oui baguette) : “La prétention de ‘The New look’ est de nous dire ‘vous connaissez Christian Dior et son travail de couturier ? On va vous montrer comment il a vécu l’occupation et l’après-guerre’” explique Pierre Langlais, journaliste série à Télérama et auteur de Réaliser une série (éditions Armand Colin). “C’est comme si ‘Un village français’ rencontrait le monde de la mode. On est plus sur une série consacrée à la résistance que dédiée aux coulisses de la création”. Vous l’aurez compris, le public visé se situe plutôt du côté du fan club des téléfilms des après-midi de France 3 que des influenceurs TikTok : “D’un point de vue critique, aucune de ces séries n’intéressera la Gen Z” conçoit Pierre Langlais. “Très verbeuses, elles s’adressent plutôt à un public âgé, et je ne suis pas sûr que le public qui suit les marques en regardant les clips de hip hop aura envie de les visionner”. Et Xavier Leherpeur d’ajouter : ”Le public visé n’est pas le public français mais les américains qui raffolent des biopics et sont fascinés par la mode qui est, à juste titre, un des fleurons de la culture française, bien qu’elle se soit autoproclamée ce titre. Ce n’est donc pas anodin de voir aujourd’hui débarquer toutes ces séries”.

Série “Balenciaga” sur Disney+.
Quand y’en a plus y’en a encore

 

À force de voir le monde de la mode s’immiscer dans les scénarios, est-on en train d’assister à un nouveau genre cinématographique : le fashiondrama ? ”Parler de sous-genre me paraît pour l’instant, excessif” explique Pierre Langlais. ”Mais il y a une véritable tendance qui s’inscrit dans la continuité des films consacrés à Saint Laurent ou Gucci. On retrouve une certaine esthétique, celle développée par Ryan Murphy, où l’apparence et les costumes ont une place prédominante, mais on reste plutôt sur une fascination portée sur le monde du luxe et ce qu’il sous-entend de scandaleux ou d’artistique”. Une fascination qui jusqu’à présent nous était narrée sous un angle parodique, en insistant sur la frivolité de ce milieu et de ses personnages borderlines. “Le diable s’habille en Prada”, “Ugly Betty”, “Emily In Paris” ou le soap aux 37 saisons “Amour, Gloire et Beauté” ont forgé un imaginaire aux yeux du public dans lequel règne le scandale, l’opulence, et l’outrance.

Première image de la série “Kaiser Karl”.

Les séries actuelles tentent de réhabiliter les créateur·rice·s, en offrant au public une image sincère et humaine qui se veut bien plus incarnée qu’un simple logo : “Au fond, qui connaissait Balenciaga avant de voir la série ?”, nous rappelle Pierre Langlais. “Ces œuvres ont pour but d’humaniser, de mettre un visage, une histoire et une complexité derrière les couturiers. On pourra toujours se dire que cela peut servir les marques, car cela donne de la profondeur à leur légende, autre chose qu’une simple image de belles fringues”.Tout dépend, là encore, de comment le sujet est traité : “Si les scénaristes nous font une fiche Wikipédia ça n’a aucun intérêt”, ironise Xavier Leherpeur. “Mais s’ils nous montrent comment la mode a développé une économie autour du marché du parfum, ou le fait qu’elle soit tenue par une classe prolétarienne qui fabrique les robes pour les élites, cela devient tout de suite plus intéressant”.

Série “Balenciaga” sur Disney+.

On a d’ailleurs hâte de découvrir Kaiser Karl, qui outre l’interprétation de Daniel Brühl dans le rôle-titre, devrait nous plonger dans les années sida et l’avènement de l’homosexualité en France. Et puisqu’on adooore le drama, notre bonbon de fin d’année se nommera “La maison”, une série française sur Apple TV+ qui verra une dynastie de haute-couture imaginaire (la maison LEDU), devoir se réinventer après un scandale international. Un casting cinq étoiles (Lambert Wilson, Amira Casar, Zita Hanrot, Ji-Min Park) pour une œuvre qui nous promet un regard immersif sur les coulisses de la mode. Qui a parlé d’éternel recommencement ?