Portrait de Sébastien Meyer et Arnaud Vaillant, duo à la tête de Coperni, photographié par Gorka Postigo.

Nouveau prodige de la mode adoubé par toute la profession, Peter Do surprend par sa maturité et son honnêteté. Enclin à remettre l’émotion et le vêtement au centre des discussions, le jeune designer low-key à la tête de sa propre marque — et récemment nommé à la direction artistique d’Helmut Lang — s’annonce déjà comme la figure de proue d’un renouveau minimaliste assumé.

Le rituel sacré du défilé a désormais une fonction bien spécifique : la création et le partage de contenus instantanés, accessibles à tou·te·s aux quatre coins de la planète. Le tout parfois complété par le narcissisme naturel de certain·e·s créateur·rice·s qui s’exhibent davantage que leurs vêtements pour satisfaire leurs followers. Dans ce contexte de poseur·euse·s, rares sont les designers qui arrivent aujourd’hui à nous bouleverser simplement avec leurs créations. C’est heureusement le cas de Peter Do, pour qui l’émotion passe avant tout par le vêtement. C’est d’ailleurs presque par frustration que ce jeune créateur vietnamo-américain, adepte d’une présence low-key – il s’est fait une spécialité de cacher son visage sur ses portraits officiels –, lance sa propre ligne à New York en 2018, s’associant à des amis de longue date qui partagent les mêmes valeurs. Également fatigué de voir des collections paresseuses proposer un sportswear galvaudé, Do remet alors le tailoring au centre de son processus créatif et, en perfectionniste obsédé par la technique, développe un nouveau vocabulaire à la fois subversif, élégant et contemporain. Une recette qui permet à sa marque d’attirer rapidement de plus en plus d’acheteur·se·s et d’être encensée par la presse, qui voit en lui un nouveau pionnier du minimalisme. En mai 2023, Do est nommé directeur artistique de Helmut Lang et se retrouve à la tête de deux studios créatifs. Une consécration ultime pour ce designer modeste diplômé du Fashion Institute of Technology et co-lauréat du Prix LVMH 2020, qui prend davantage d’envergure quand sa marque éponyme est invitée à présenter à la fashion week de Paris en septembre dernier. L’occasion pour lui d’offrir à la profession un moment suspendu et de confirmer à travers des vêtements touchants sa vision poétique et onirique de la mode. Dans cette interview exclusive, le jeune créateur nous parle de voyage et d’évasion, de son rapport aux critiques et des raisons pour lesquelles Paris occupe une place de choix dans son cœur.

Peter Do © Ellen Fedors for At.Kollektive

MIXTE. 2023 a été une année incroyable pour toi. Commençons par Paris, où tu as présenté ta dernière collection d’été. Pourquoi était-il important pour toi de faire un show ici plutôt qu’à New York ?
PETER DO. Si je prends en compte l’histoire – et l’industrie – de la mode, Paris est véritablement la ville de mes héros et la capitale choisie par de nombreux·euse·s créateur·rice·s étran­ger·ère·s pour y montrer leurs collections. Je pense notamment à Rick Owens, Yohji Yamamoto ou Rei Kawakubo. C’était donc un honneur pour nous de pouvoir figurer sur le calendrier officiel des défilés parisiens. Pour être honnête avec toi, j’ai encore du mal à y croire. Je ne risque pas de l’oublier.

M. L’émotion était palpable durant le défilé.
P. D. Complètement. Et tout le monde pleurait backstage, moi y compris (il rit). De la sueur, du stress et la panique habituelle… Chaque mannequin devait changer de look, du coup c’était vraiment juste niveau timing.

M. Le show faisait penser aux défilés de haute couture des années 1950, avec ces mannequins qui prenaient le temps de marcher et virevoltaient dans cette ambiance assez feutrée. Avais-tu envie de quelque chose de plus intime ?
P. D. Oui. Je pense aussi que j’avais besoin d’une séparation claire entre le premier show Helmut Lang (organisé quelques semaines plus tôt à la fashion week de New York, ndlr), qui était bien plus spectaculaire, et la façon de présenter ma propre collection. Pour Peter Do, ce sont vraiment les vêtements qui doivent être mis en valeur, et je n’ai pas envie qu’un défilé change ça.

M. Pourquoi le format défilé est-il encore valable à tes yeux ?
P. D. Je crois encore à la magie d’un défilé de mode. C’est un format très spécifique qui, je l’espère, incite les invité·e·s à débrancher leur téléphone afin de se concentrer sur les vêtements.

M. Au lieu de se regarder eux-mêmes ?
P. D. (Il sourit) En revoyant la vidéo du show, j’ai remarqué qu’une personne au premier rang était scotchée sur son téléphone et n’a même pas daigné regarder un seul look…

Peter Do SS24 © Duke Winn

Peter Do SS24 © Duke Winn

M. C’est plutôt triste et mal élevé.
P. D.
J’étais assez choqué, pour être honnête. On travaille six mois entiers sur une collection, le minimum qu’une personne puisse faire est de nous accorder quinze minutes de son temps et d’éteindre son téléphone.

M. Depuis la pandémie, notre vestiaire est devenu de plus en plus casual. Le thème de ce numéro est l’escapisme. Est-ce que tu envisages le tailoring comme une forme d’évasion et de résistance vestimentaire ?
P. D.
Le tailoring permet de se recon­necter à une façon plus calme, et peut-être introvertie, de faire de la mode. Il y a des techniques secrètes dans le tailoring que je trouve assez fascinantes, et tellement de détails invisibles qui m’obsèdent. Même si je comprends pourquoi nos garde-robes deviennent de plus en plus casual, je ne pourrai jamais renoncer aux costumes ou à une veste impeccablement coupée. On me dit toujours qu’il y a trop de tailoring dans mes collections, que ce soit chez Helmut ou au sein de ma propre marque. Paradoxalement, ça me donne envie d’en faire encore plus. C’est un travail de construction permanent qui me passionne. Une chose est sûre, je continuerai à en faire, même si d’autres choses se vendent mieux.

M. Tu proposes aussi des vestes oversize qui n’ont rien à voir avec le tailoring traditionnel. Ces pièces sont originales et faciles à porter. Malgré tout, est-ce que l’idée d’une certaine discipline vestimentaire est importante pour toi ?
P. D.
Il s’agit plus d’une idée de protection, combinée avec la volonté de flatter un corps et de lui apporter un vrai maintien. On bouge différemment dans un vêtement qui a été construit de cette façon. Et c’est ce que le tailoring parvient à faire.

M. Tu parles de tes vêtements qui protègent le corps, mais ils le révèlent aussi parfois de manière impudique…
P. D.
C’est vrai. Mon processus créatif est plein de contradictions. Comme je passe moins de temps au sein de mon propre studio aujourd’hui, le dialogue que j’établis avec mon équipe est devenu plus important. Chaque collection Peter Do est le fruit de ces discussions intenses avec le studio. Nous ne voulons proposer que des choses que nous aimons réellement.

Peter Do SS24 © Duke Winn

Peter Do SS24 © Duke Winn

M. Est-ce que Peter Do représente une sorte d’échappatoire créative par rapport à Helmut Lang ?
P. D.
Disons que quand j’arrive chez Peter Do, c’est un peu comme rentrer chez moi après une longue journée de travail. C’est un environnement libre et rassurant.

M.  Récemment, tu étais au Vietnam pour shooter les collections Helmut Lang et Peter Do. Comment s’est passé ce voyage ?
P. D.
C’était très étrange. Je parlais vietnamien et les gens me répondaient en anglais. Je suis né là-bas, mais j’avais tout le temps l’impression d’être un outsider. Même dans ma mode, je pense être plus occidental que vietnamien. Personne ne s’habille comme ça chez moi. La seule chose que j’ai pu apprécier, c’était la nourriture locale, que je n’avais pas mangée depuis des années.

M. Y étais-tu déjà retourné avant ?
P. D.
Deux fois. Ma grand-mère est morte durant la pandémie, en 2020, et j’étais allé me recueillir sur sa tombe lors de mon précédent voyage.

M. As-tu l’impression d’évoluer dans un no man’s land culturel ?
P. D.
Je me suis installé à New York à 18 ans. Avant ça, je vivais à Philadelphie et n’avais pas fait mon coming out. New York a été la première ville où j’ai eu l’impression de pouvoir être complètement moi-même et surtout respirer. Quand j’ai été engagé chez Celine et que je suis allé vivre à Paris, je ne parlais pas un mot de français et les seul·e·s Asiatiques que je rencontrais étaient les ouvrier·ère·s de l’atelier.

M.  Te considères-tu comme quelqu’un de très ambitieux ?
P. D.
(Il rit) Je suis assez accro au boulot, et donc naturellement ambitieux. J’adore mon travail. Mon but dans la vie est d’être libre d’un point de vue créatif.

Peter Do SS24 © Duke Winn

Peter Do SS24 © Duke Winn

M. Tu es une personne plutôt humble et honnête. Est-ce que la sincérité peut jouer des tours dans ce milieu ?
P. D.
D’une certaine façon, je pense qu’être honnête dans la mode crée forcément des difficultés. Cette industrie vit beaucoup dans le non-dit. Le genre de conversation que nous avons depuis qu’on se connaît toi et moi est assez rare pour moi. Il n’y a pas beaucoup de journalistes avec qui je me sente vraiment en confiance.

M. As-tu l’impression que les gens ont une fausse idée de ce métier ?
P. D. 
 Ils ont sûrement tendance à l’idéaliser, mais je ne vais pas commencer à vendre une image glamour de ma profession pour satisfaire qui que ce soit. Et puis, certain·e·s journalistes ne font pas leur travail de recherche avant de te rencontrer, ce qui peut rendre l’exercice de l’interview assez laborieux. J’ai tellement l’impression de me répéter, que c’est parfois comme jouer un disque rayé… En même temps, je dois redire certaines choses sans cesse, pour être sûr qu’on les publie.

M. Selon toi, est-ce qu’aujourd’hui, avec le rythme effréné d’une mode ­soumise au rendement et au profit, on attend trop des designers ?
P. D.
Il faut bien reconnaître qu’un designer doit aujourd’hui savoir faire beaucoup de choses, et même certaines qui n’ont rien à voir avec le design… Il faut penser marketing, être populaire, aimer les événements et faire la fête, gagner des prix, être engagé aussi et surtout savoir s’exprimer avec élégance ! La vérité, c’est que peu de personnes s’intéressent réellement à tes vêtements.

M. Tu as raison. Tout est célébrité, opportunisme et réseaux sociaux. Le danger, pour beaucoup de designers, est de perdre pied en pensant pouvoir échapper à la réalité. D’autant plus quand beaucoup de gens les poussent
à croire qu’il·elle·s sont absolument géniaux·ales afin de les conforter dans leur ego.
P. D.
Tout le monde a ses bons et ses mauvais moments, dans ce milieu. Si tu acceptes les compliments, tu dois aussi pouvoir gérer les critiques négatives. En ce qui me concerne, je les lis et les prends en compte, j’essaie juste de ne pas considérer les opinions de manière trop subjective car, au final, il est impossible de faire plaisir à tout le monde. Je fais aussi ce métier pour m’améliorer, et surtout apprendre de plus en plus. La mode est quelque chose de très personnel pour moi, comme pour d’autres qui travaillent dans ce milieu et qui critiquent mon travail. Ce dont je suis sûr, c’est que mon but est de rendre les gens heureux avec mes vêtements.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Spring-Summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).