Collection “Renaissance Couture” par Balmain et Beyoncé, inspirée de l’album “Renaissance” de Beyoncé.

Entre Dior, Beyoncé, Balmain, Vivienne Westwood ou encore JW Anderson, la Renaissance semble squatter tous les esprits. Et si s’inspirer de cette période historique a priori synonyme de progrès, d’humanisme et de savoirs était la clé pour rendre notre monde bazardé un peu plus radieux ?

Dans la série “mockumentaire” anglaise Cunk on Earth diffusée sur la chaîne britannique BBC, Philomena Cunk, interprétée par la comédienne Diane Morgan, est une fausse journaliste télé ingénue qui a pour mission d’étudier la civilisation humaine à travers ses plus grandes réalisations, comme la roue ou La Joconde. À la façon d’un Raphaël Mezrahi à côté de la plaque, Philomena Cunk piège de vrais experts (historiens, sociologues, etc.) au travers d’interviews bidon pour créer des situations hilarantes. Dans l’épisode “The Renaissance Will Not Be Televised”, elle interroge un historien : “Qu’est-ce qui a le plus marqué la culture, la Renaissance ou ‘Singles Ladies’ de Beyoncé ?” Un subtil jeu de mots où “Renaissance” fait à la fois référence à la période historique et au dernier album éponyme de Beyoncé. L’historien, qui n’a aucune idée du canular en cours, répond au premier degré un très sérieux : “Les deux ont leur propre période. Beyoncé, j’aime assez. Mais ce que la Renaissance a essayé de faire, c’est de redéfinir la culture dans son ensemble. Quoi que fasse Beyoncé, je ne suis pas sûr qu’elle ait cette ambition…” Dommage, car c’est bien mal connaître l’histoire de Queen B, qui, au-delà de la musique, est la preuve vivante qu’un·e artiste peut être à l’initiative d’un ou plusieurs “cultural reset“ majeurs dans notre société (oui, on fait partie de la #BeyHive).

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Si le sketch en question est devenu viral sur Instagram et TikTok (la vidéo comptabilise plus de 6,7 millions de vues rien que sur le profil de la BBC), tout le monde n’en a pas saisi l’ironie. Or, depuis la sortie de l’album de Beyoncé, le mot “Renaissance” est sur toutes les lèvres. Entre les peintures du générique de The White Lotus, imprimées à vie dans les cerveaux des spectateur·rice·s de la deuxième saison et l’album déjà mythique de Bey, le terme ne cesse de résonner en échos dans la pop culture. Idem sur les podiums des défilés des grandes marques de mode où les collections sont marquées par les apparats et l’art pictural de cette époque riche et lumineuse qui s’étend du XIVe au XVIe siècle. Mais au-delà de son aspect esthétique, bling et drama à souhait, l’influence de la Renaissance est aussi et surtout idéologique. Car, il faut bien se l’avouer, dans notre société proche de l’effondrement, se revendiquer d’une période connue pour sa richesse culturelle, artistique, humaniste et scientifique, nous redonne quand même un peu d’espoir. Ce qui n’est pas trop demander.

LE SYNDROME CONCHITA WURST

 

Peut-être qu’avant de décortiquer la Renaissance (prononcée “wray-nay-ssance” chez les Anglo-Saxons), il serait bon de rappeler qu’avant d’être piqué aux Français par les Anglais, le mot vient de l’italien “Rinascita”, et qu’il a été utilisé pour la première fois au XIVe siècle quand les artistes italiens ramenèrent au grand jour l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine. Côté Larousse, quand on parle de “renaissance”, on évoque le phénix, animal légendaire dont la capacité à mourir pour mieux se réinventer est l’incarnation parfaite du concept. Le genre de définition qui nous fait forcément penser à la performance iconique de Conchita Wurst à l’Eurovision 2014, durant laquelle elle avait rappelé au monde entier, grâce à son titre “Rise Like a Phoenix“, que peu importent les difficultés rencontrées, on pouvait toujours renaître de ses cendres. Et c’est bien ce sens littéral de renouveau qui inspire aujourd’hui. Normal, vous nous direz dans un univers post-pandémie mondiale rythmé par la guerre et plus que jamais menacé par le changement climatique (#yolo). Voilà sans doute pourquoi Balmain a récemment mis l’accent sur cette notion en sortant une collection couture baptisée “Renaissance Couture” (ça se s’invente pas), réalisée en collaboration avec Queen B et inspirée de son dernier album du même nom. Quelques mois plus tôt sur son compte Instagram, la marque avait déjà pris le soin de nous faire part de son intérêt pour le concept de Renaissance ainsi que pour la période historique en précisant (pour les non-francophones) que le terme signifiait aussi “rebirth”, justifiant ainsi la source d’inspiration de sa collection printemps-été 2023. La maison écrivait que “touché par une envie de renouveau, Olivier Rousteing a été attiré par l’espoir, la beauté et les avancées de la Renaissance et de ses grands penseurs. Cet esprit a évidemment trouvé son chemin sur le podium #BALMAINSS23 avec des silhouettes sculpturales et des détails paradisiaques inspirés par l’art, la culture et les bonds audacieux réalisés durant cet âge d’or”.

Collection “Renaissance Couture”, Balmain X Beyoncé.
Collection “Renaissance Couture”, Balmain X Beyoncé.

Effectivement, dans l’imaginaire collectif, la Renaissance est un âge d’or à tous les niveaux : artistique, socio-culturel mais aussi économique. Julien Magalhães, spécialiste de l’histoire de la mode et de la beauté et auteur d’Erratum, pour en découdre avec les anachronismes à l’écran (Gallimard), confirme ce regain d’intérêt de la mode pour l’histoire en général : “Après avoir essoré le Moyen Âge depuis quelques années, on explore son voisin. Même si pour certain·e·s historien·ne·s la Renaissance n’est pas une période précise, il s’agit surtout d’un courant de pensée.” Un courant européen et occidental qui a accompagné une période de faste et de richesse marquée d’un côté par une révolution socio-culturelle – l’invention de l’imprimerie par Gutenberg (l’internet de l’époque), les grandes découvertes scientifiques, les progrès artistiques – et, de l’autre, par un bouleversement géopolitique nourri par la domination et l’exploitation (coucou la colonisation et l’esclavage). Bref, un nouveau monde d’opulence impunie qui va se lire sur les costumes, du moins ceux des classes fortunées. “Le monde double de volume et les vêtements avec, explique Julien Magalhães. Les fortunes européennes sont alors colossales et il faut montrer cette nouvelle richesse aux autres par le vêtement.” Et si c’était aussi cette richesse ostentatoire aux enjeux géopolitiques que voulait se réapproprier la mode aujourd’hui ?

Balmain SS23.
LESS IS MORE

 

Alors que Macron nous a annoncé “la fin de l’abondance” (au fait, ça se passe comment pour vous les factures d’électricité et les pénuries alimentaires ?) et qu’on subit austérité et inflation, la mode, elle, semble se faire toujours plus riche et plus large. Volumes XXL (épaules, hanches et manches), couleurs flashy (Viva Magenta est la couleur Pantone de 2023), accessoires bling (logos, diams, gros bijoux) et attitudes camp sont plus que jamais de rigueur. Mais comment honnêtement proposer une mode “toujours plus” quand on a encore moins ? Rassurez-vous, cette exubérance stylistique à l’ère de la sobriété énergétique n’est pas aussi malvenue qu’on pourrait le penser. Alors, n’oubliez pas de baisser votre chauffage et sortez votre plus belle confiance en vous, car il y a une règle qui marche à tous les coups : plus les ressources manquent, plus on puise là où la richesse est éternelle, à savoir l’expression personnelle. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est joué pour Andreas Kronthaler lors de l’élaboration de sa collection Vivienne Westwood Printemps-Été 2023. Parti de sa garde-robe personnelle comme matière première, de vieux tee-shirts et vestes qu’il ne porte plus, avec l’envie de recycler les textiles tout en revisitant l’Histoire, le mari et directeur artistique de feue Vivienne Westwood a mis au point une collection Renaissance Drama. Des corsets, des drapés, des pourpoints et des épaules XXL inspirés par les habits de l’époque… On entend d’ici là les flûtes et les clavecins remixés version punk. Mais blague à part, face à l’appauvrissement des ressources et de la culture, rien de mieux que de se tourner vers la gloire du passé.

Andreas Kronthaler for Vivienne Westwood SS23.

C’est aussi la proposition d’Olivier Rousteing chez Balmain (eh oui, encore lui) : s’amuser avec les codes de l’opulence que l’on n’a pas/plus. Fini les toiles de maître et autres chefs-d’œuvre d’architecture ? Chez Balmain, la collection fait la part belle à l’art pictural avec des imprimés issus des peintures de l’époque, dont certains en trompe-l’œil transforment les corps en œuvres d’art. Un procédé qui permet à celleux qui portent les vêtements de devenir le prochain David de Michel-Ange. Idem pour la collection J.W. Anderson SS23 qui s’amuse à détourner l’autoportrait de Rembrandt en icône pop ou encore celle du prêt-à-porter Jean Paul Gaultier nommée “Le Musée”, qui s’inspire de tableaux célèbres des maîtres de la Renaissance comme l’illustre le top “Naissance de Vénus”. Une appropriation qui, pour la petite anecdote, a d’ailleurs valu à la maison d’être poursuivie par les Offices de Florence pour “usage non autorisé” de l’œuvre de Botticelli. Mais c’est surtout sur TikTok qu’il n’existe aucune limite dans la réutilisation des œuvres d’art des XVe et XVIe siècle. Celles-ci connaissent d’ailleurs le même niveau de hype, notamment avec le Renaissance painting art challenge qui consiste à remasteriser ses selfies en tableaux de l’époque ou ceux où l’on pose ses yeux sur des portraits du XVIe siècle à la façon d’un collage. Fini le mécénat et les résidences d’artistes : en 2023, on maîtrise l’art de l’upcycling, des filtres et du “too much”.

“Naissance de Vénus” issue de la collection “Le Musée” de Jean-Paul Gaultier.
Collection Rembrandt de JW Anderson SS23.
LE PATRIARCAT AU FEU, LES NORMES DE GENRE AU MILIEU

 

Si elle nous challenge sur notre façon de briller, la Renaissance version 2023 nous met face à une autre contradiction : déconstruire les normes de genre et les luttes de pouvoir. “Certes, on revisite une histoire glorieuse sur certains points, mais catastrophiques sur d’autres”, nuance Julien Magalhães. Outre la circulation des richesses et des savoirs, la Renaissance est aussi le triste moment où le vêtement se genre de plus en plus. Un phénomène largement entamé au XIVe siècle et qui finit de s’installer et de dessiner les contours d’une société patriarcale où les vêtements masculins doivent symboliser le pouvoir et ceux des femmes, la finesse et la droiture. “Chez les hommes, la carrure devient immense et c’est un bouillonnement de volumes avec des braguettes XXL, accessoire de virilité par excellence, détaille Julien Magalhães. Elles sont alors tellement colossales qu’on y range des lettres et sa monnaie.” Côté silhouette féminine, c’est la torture : la taille continue de s’affiner, le corpin ou le corps à baleines, ancêtres du corset, domine le vestiaire de la femme et impose un certain maintien de son corps considéré comme faible. Sans oublier le fait qu’à l’époque le vêtement se met aussi à faire office de papier d’identité. C’est-à-dire qu’il indique qui l’on est, à quelle classe on appartient : “On peut d’ailleurs être condamné pour le contraire, on ne transgresse pas son rang social. Le vêtement est marqueur social, de genre, de pouvoir. Il est aussi la traduction des valeurs morales dont on se reconnaît”, finit d’expliquer Julien Magalhães. Heureusement, la mode de 2023 a décidé de mettre tous ces codes sociaux et vestimentaires à l’amende en se les réappropriant complètement, voire en changeant totalement leur signification.

Christian Dior SS23.

Alors oui, des corsets il y en a encore, mais ils sont aujourd’hui justement réinterprétés par les marques afin de glorifier le corps des femmes comme chez Dior, Jean Paul Gaultier, Lecourt Mansion ou Mugler. Et quand ce ne sont pas les femmes qui le portent, ce sont les hommes, à l’image du mannequin Leonardo Hanna Azrak qui a récemment breaké internet en se pointant sur le red carpet de la soirée des 30 ans du parfum Angel de Mugler à Madrid en novembre dernier en portant sous sa veste de smoking un corset dévoilant des pectoraux musclés et saillants. Une façon de reprendre le pouvoir grâce aux vêtements et d’envoyer balader pour de bon le patriarcat. Un peu à l’image de ce qu’a fait Catherine de Médicis, reine du statement mode dont s’est inspirée Maria Grazia Chiuri pour sa dernière collection Dior Printemps-Été 2023. “Elle a toujours utilisé le vêtement pour incarner le pouvoir, introduisant à la cour la chaussure à talon pour se donner de la hauteur. De même, elle ne portait que du noir pour se distinguer”, témoigne la créatrice qui a voulu mettre en avant une figure d’empowerment féminin de la Renaissance, alors que cette période a eu trop souvent tendance à mettre en avant le même genre de profils : des hommes (blancs et cis-hétéros de surcroît). Et c’est Philomena Cunk elle-même qui nous le rappelle, avec une candeur aussi trompeuse que désarmante. Quand son historien piégé vient souligner le fait que Beyoncé n’aura certainement pas la même ambition culturelle ni la même influence que la période historique, la fausse journaliste le renvoie dans les cordes avec un savoureux : “Et alors quoi ? Le travail de seulement quelques hommes blancs hétéros met Beyoncé hors jeu ? C’est ça que vous êtes en train d’affirmer ? Face caméra ?” Period.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2023 EUPHORIA (sorti le 27 février 2023).