Lil Nas X, “J’ Christ”

Il est partout, se cache dans la moindre critique de cinéma, se fait une place en or sur les tapis rouge et s’incruste dans nos playlists. En quelques années, le terme queer s’est imposé dans l’espace médiatique, quitte à frôler l’overdose. Synonyme de LGBT pour les un·e·s, il reste un mouvement contestataire ouvert à tou·te·s pour les autres. Tenter de définir le queer en 2024, est-ce une véritable tannée ?

Lorsque le film Bernadette sort en octobre dernier, le journal Libération le compare « à une comédie populaire réussie, mi-crue mi-queer. » Au rayon mode, Vogue France déclare que « le débardeur ultra travaillé s’impose comme la tendance queer », tandis que France Inter annonce J Christ, le nouveau single de Lil Nas X, en qualifiant l’artiste de « rappeur queer ». Que ce soit au rayon mode, musique, cinéma, tous les médias y vont de leur commentaire sur ce qui est queer et ce qui ne l’est pas. Dernier fait en date : un classique français revisité… à la sauce queer bien sûr ! Jusqu’au 29 avril prochain se joue, à la Comédie Française, un Cyrano de Bergerac qui, selon la presse, se voit affublé d’une « mise en scène queer » (comprenez : des personnages maniérés et des costumes plus camp que jamais) qu’une critique des Échos qualifie « d’univers néobaroque queer avec des costumes un rien Folies Bergère. » Le 18 Avril, à Lyon, une autre adaptation de l’œuvre d’Edmond Rostant verra le jour sur la scène du théâtre Acte 2, cette fois avec un parti pris plus qu’assumé puisque la pièce s’intitule ouvertement « Cyrano de Bergerac : une ré-écriture queer », dans laquelle ce n’est pas le nez du héros qui lui pose problème, mais son identité de genre : de quoi mettre Depardieu et ses acolytes en PLS.

Lil Nas X , “J’ Christ”
Queer Center

 

Il n’y a pas que les boomers qui se sentent largués dans cette déferlante queer, car à force d’en user et abuser, on en oublie bien souvent l’origine, quitte à se retrouver paumés lorsqu’on se demande qui est considéré comme queer et qui ne l’est pas. « Le terme queer est une chance » estime le journaliste Mathias Chaillot, auteur de l’essai « 4% (en théorie) » aux éditions de la goutte d’or, « il permet de définir toutes les personnes qui n’ont pas une orientation ou une identité de genre majoritaire. Ce terme permet d’avoir quelque chose d’un peu plus simple plutôt que d’utiliser LGBTQIA+, cela permet de faire comprendre que nous ne sommes pas des couples cis hétéro.” Quitte à laisser quelques personnes sur le banc de touche, comme le conçoit le journaliste : “À partir du moment où je donne cette définition, je rejette une partie de mes amis, qui sont de fait des cis hétéros et qui veulent s’identifier comme queer parce qu’ils ne vont pas avoir les mêmes normes en termes de représentation et de visibilité que les autres. Ils veulent aller dans les soirées queer, mettent du vernis et cassent ainsi les codes de leur propre milieu. Je préfère les voir comme nos alliés plutôt que comme des queers car ils nous dépossèdent un peu d’un terme identitaire que l’on avait enfin réussi à se réapproprier. »

Allié.es ou queer? Tel est le dilemme de Frans-Alexandre et Élodie. Le couple, qui se déclare bisexuel, s’est récemment posé la question de savoir s’iels étaient autorisé.es à assister à une soirée queer parisienne : « On s’est demandé si on était considéré comme queer, on a même été faire une recherche afin de lire la définition de ce terme » nous confie Frans-Alexandre, « En tant que bisexuels polyamoureux, on devrait pouvoir se définir comme queer, mais je suis toujours un peu gêné de l’admettre. J’ai l’impression de manquer de légitimité, qu’il s’agit d’une contre-culture de lutte contre la normativité… et je n’ai pas lutté des masses pour ça! » Difficile, donc, pour le jeune homme de se définir comme queer, « mais pour mon confort personnel, je m’octroie le droit d’entrée dans les soirées qui sont destinées à ce public. Ce dont je suis certain, c’est qu’un hétéro ne peut pas être queer, faut pas déconner!  » Pas si vite moussaillon, car lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas si obvious que ça.

Secrets d’histoire

 

Le sociologue et historien spécialiste de l’histoire de l’homosexualité et des cultures minoritaires Antoine Idier retrace, dans l’ouvrage « Résistances queer, une histoire des cultures LGBTQI+ » (éd Delcourt, la Découverte), la genèse du queer. On y apprend que le terme apparaît dans le New York du début du vingtième siècle, lorsque la big apple distingue trois types d’identité : la tante efféminée (fairy), l’homo plus conventionnel (le queer), et l’hétéro viril qui accepte les avances d’autre collègue masculin (le trade). Le terme « gay » n’apparait que dans les années 30-40 afin de regrouper ces trois catégories, en effaçant ainsi toutes les différences. Il faut attendre les années 80 pour que le terme revienne sur le devant de la scène, reprenant son sens initial dans le dictionnaire anglais, se référant à tout ce qui est considéré comme étrange, bizarre, bref tout ce qui sort de la norme, car c’est aussi, dans la langue de Beyoncé, un synonyme de » pédé », utilisé autant par les gays que par les homophobes. Une réappropriation du terme qui donne lieu au mouvement queercore, fondé aussi bien par des personnes LGBT que des hétéros. Leur point commun ? Une détestation du monde capitaliste et un désaveu complet de la communauté gay et lesbienne établie. Erwan, 35 ans, est anthropologue et s’affilie au mouvement queercore depuis son adolescence :  » Queer n’est pas synonyme de LGBT. Ce n’est pas une identité, il s’agit avant tout d’une pratique, d’ailleurs assez réflexive. Le problème aujourd’hui, c’est que le queer, et non pas sa récupération néolibérale par le mouvement LGBT, est quasi invisible. Le queer se diffère du milieu LGBT car il apporte un regard critique sur l’ homo-normativité et questionne les politiques liées à nos sexualités. »

Selon Erwan, la communauté LGBT ne cesse, en réalité, de reproduire en effet miroir ce qu’elle prétend dénoncer à l’encontre du milieu straight :  » On croise, dans le milieu LGBT, de la discrimination systémique : un exercice très masculiniste du pouvoir, l’invisibilisation de certain·e, du racisme, de la grossophobie, de la transphobie… Le queer propose de questionner ce qui est devenu un véritable marché capitaliste des identités, des désirs et des sexualités, dans le quotidien-même de nos échanges. »Un terme « queer » bafoué qui, selon l’anthropologue, a perdu de sa substance au fil des ans, faute à une éducation sur le sujet totalement absente de la part des médias ainsi que de la culture LGBT : « On oublie que des artistes, des penseur·ses et des activistes se sont penché·es sur ces questions (Judith Butler, Teresa de Lauretis ou des artistes tels que Bruce La Bruce ou John Waters ndlr). Les mouvements queers sont issus de pratiques anti-autoritaires notamment vis-à-vis du fichage policier, et plus largement, social, des marginaux·ales. »

L’espoir fait vivre

 

Selon une étude réalisée en juillet 2023 par Business Insider et l’institut d’étude Yougov auprès de 1800 américains, 5% des personnes de la Gen Z se définissent désormais comme queer, contre seulement 1% pour les millennials (né·e·s entre 1984 et 1996). Les personnes LGBTQI+ âgé.es entre 18 et 26 ans ont donc adopté le terme queer dans lequel iels se reconnaissent bien plus qu’en étant définit comme gay, lesbienne, trans ou bi. L’usage du queer, tel que pratiqué ici, est clair : la gen Z refuse d’être définit par un terme qui déterminerait sa sexualité. Une réappropriation lexicale non pas destinée à critiquer la société hétéronormée mais une revendication à vivre son genre et sa vie amoureuse en toute liberté. Queer fait office ici de fluidité et de non-binarité, en laissant la partie sexualisée de côté. « L’utilisation du terme dans la presse reste tout de même très mouvante », analyse Mathias Chaillot, « il est ce qu’on en fait et chacun l’utilise comme ça l’arrange. Lorsqu’on étudie l’histoire de l’homosexualité, on s’aperçoit que le terme homosexuel a tout d’abord désigné une identité, puis une maladie. La communauté gay se l’est réapproprié afin de faire comprendre qu’il n’en était rien. Ce serait bon qu’on nous laisse redéfinir le mot queer comme on l’entend et ne pas laisser les médias ou la majorité hétéro décider de sa définition. » À bon entendeur…