Extrait du film « Reception », Cécile B. Evans

Dans la lignée de ses aspirations artistiques, la maison Miu Miu a confié la scénographie de son dernier défilé à Cécile B. Evans, artiste belgo-américaine pluridisciplinaire que Mixte a rencontrée lors de son passage à Paris pour la Fashion Week.

Ce dernier jour de la Fashion Week parisienne fall-winter 2024, dans les dédales feutrés et boisés du palais d’Iéna, de nombreux écrans ornent les murs. Miu Miu s’apprête à présenter sa nouvelle collection, mêlée à l’univers dystopique de Cécile B. Evans. Lorsque la marque italienne l’a approché·e, l’artiste connaissait déjà bien la maison notamment par la Fondation Prada mais aussi par son amie Sophia Al Maria qui signait la scénographie de la saison précédente. Cécile B. Evans accepte donc de relever le challenge sans trop réfléchir et d’ailleurs, iel a déjà une idée. “Je savais que je voulais travailler sur la mémoire et sous forme de vidéo”, nous confie l’artiste. Le résultat, un film d’une minute trente mettant en scène l’une des dernières traductrices humaine appelée Reception, incarnée par Guslagie Malanda (“St Omer”, “La Bête”), dans un futur frappé par une crise du stockage des données. Ainsi, Cécile B. Evans questionne notre rapport aux souvenirs et à la dématérialisations de ceux-ci pour mieux réhabiliter l’importance des objets comme transmetteurs de mémoire.

Cécile B. Evans © Inès Manai

Mixte. Dans le film, vous évoquez l’importance de la transmission et de la mémoire. Comment peut-on envisager le travail de mémoire aujourd’hui dans un monde où tout est stocké et archivé par les machines ?
Cécile B. Evans. En fait notre mémoire digitale dépend des objets physiques. Elle demande énormément de ressources, beaucoup d’espace pour être conservée et de data centers mais aussi de nombreuses matières premières dont nous avons besoin pour les fabriquer comme le lithium pour les batteries. J’ai pensé à ce moment exactement comme vous l’évoquez : que se passe-t-il quand il n’est plus possible de stocker toutes ces données. J’ai imaginé le personnage de Reception, qui travaille dans un ancien parlement où elle aurait accès aux témoignages et aux anecdotes de vies des gens du monde entier. Elle doit retranscrire ces souvenirs pour l’histoire, or il y a toujours une différence entre comment les choses se sont passées et comment elles sont racontées.

On la voit donc travailler avec toutes ces machines, une caméra, des disques durs, des cartes USB, mais aussi un hamster mécanique ou encore un rice cooker… Je pense qu’il faut qu’on développe une nouvelle relation avec les objets qui nous entourent au quotidien. On a travaillé dur pour dématérialiser toutes ces données pour finalement se rencontre que l’on a aucun pouvoir dessus. Certes on sait tout de même contrôler ce qu’il y a dans nos ordinateurs mais avec l’idée qu’il suffit de les jeter pour effacer sa mémoire. Or on ne ferait pas ça avec une montre ou un cardigan que notre grand-mère nous a offert, ces objets qui transportent une autre forme de mémoire. Peut-être qu’il est temps qu’on considère nos émotions et nos souvenirs comme des objets physiques qu’on transportent avec nous et aussi que l’on questionne notre relation aux outils numériques qui ne sont qu’une extension de notre corps finalement. On fabrique des stylos car on ne peut pas écrire avec nos doigts.

Défilé Miu Miu FW 24

M. En parlant d’écrire, dans le cadre de la promotion de l’exposition Extérieurs – Annie Ernaux et la Photographie à la MEP, la romancière a dit : “l’écriture sauve ce qu’on ne reverra pas.” Que pensez-vous de cette phrase ?
C.B.E. Écrire et taper sur un ordinateur sont deux gestes très différents. Mais l’un n’annule pas l’autre. Il y a cent ans on se disait que les machines allaient nous remplacer mais la magie du 21ème siècle c’est qu’on a le choix. Si on veut écrire quelque chose à la main, on peut le faire et si on préfère le rédiger dans l’appli Note, on peut aussi. L’idée est surtout de savoir comment on veut se servir des nouvelles technologies au lieu de penser de façon binaire. C’est comme l’IA, ce sont les humains qui la fabriquent donc sans humains, il n’y aurait pas d’IA.

M. Dans votre film il est aussi question de dialectes et donc de transmission orale, pensez-vous qu’elle se perd ? Et comment faire en sorte qu’elle survive ?
C.B.E. La première langue qu’on entend dans le film c’est du gaélique irlandais et je l’ai choisie spécifiquement parce qu’elle est menacée d’extinction. L’idée m’est d’ailleurs venu en visitant un village en Irlande où j’ai rencontré une famille dont les enfants ne parlaient que le gaélique. Quand on sait que l’Angleterre a interdit aux autochtones de le parler lorsqu’elle a colonisé l’Irlande, on peut aujourd’hui voir cela comme une déclaration politique.

Pour revenir sur le film, le personnage traduit ensuite le gaélique en français, qui était aussi une langue utilisée dans les colonies puis, elle traduit en anglais, qui est devenu le langage de la technologie. Je pense qu’on est à un tournant où de nombreuses langues et cultures se perdent mais je préfère être clair·e, il n’est pas question de nationalisme. Il s’agit de comment les gens vivent les choses. Pour parler de mon travail, j’ai besoin de parler en anglais mais quand je parle français, je change un peu qui je suis. C’est pareil pour mon associée qui est irlandaise. D’ailleurs, la voix en gaélique est celle d’une artiste, Alice Lucy Rekab qui vient de Dublin mais travaille également comme traducteur.ice en gaélique irlandais.

Extrait du film « Reception », Cécile B. Evans

M. L’une des questions que votre œuvre pose est : “quels sont les souvenirs qui existent au-delà de nous et comment survivent-ils ?”. Quels sont les éléments dont vous vous servez au quotidien pour réactiver votre mémoire ?
C.B.E. À vrai dire je suis actuellement une formation de la réactivation de la mémoire. Tout a commencé chez mon médecin généraliste qui est aussi radical que brillant. Nous parlions d’une période de ma vie dont je ne me souviens pas et je pensais que ça n’existait plus. C’est là qu’il m’a expliqué que les souvenirs ne disparaissent jamais vraiment. La mémoire fonctionne comme une agence : “ok, ce corps ne peut pas gérer ce souvenir” donc elle se dissout en plusieurs fragments qu’elle répartie à plusieurs endroits un peu comme un réseau. Donc même si on n’y a pas accès, les souvenirs sont toujours là. Personnellement, j’archive tout de façon obsessionnelle. Je m’envoie des e-mails à moi-même, sur plusieurs boîtes par exemple. Je peux même aller jusqu’à photographier la porte fermée pour me souvenir que je l’ai bien fait.

Défilé Miu Miu FW24

M. La collection Prada automne-hiver 24-25, utilise les vêtements comme marqueur de temps, de l’enfance à l’âge adulte. Quel est votre souvenir vestimentaire le plus marquant de votre enfance ?
C.B.E. Sûrement les murs de mon placard, recouverts de campagnes de l’époque dont un dessin que j’avais fait d’une pub Miu Miu, que j’avais mal orthographié d’ailleurs. Même si je ne suis pas une grande consommatrice, voire anti capitaliste, je me souviens que très jeune déjà, je me posais la question de « à qui cela s’adresse ? ». Et j’ai compris, au début des années 90, qu’il y avait de grands artistes derrières toutes ces images.

M. Quel rapport entretenez-vous avec la mode ?
C.B.E. Ce qui a été super avec la collaboration avec Miu Miu c’est que j’ai eu carte blanche artistiquement mais aussi on m’a laissé être moi. Pour mon portrait officiel, j’ai pu choisir les vêtements ainsi que la photographe, Inès Manai qui est incroyable. Or ces dernières années, je me suis engagée pour mon genre et je me suis identifiée en tant que personne non binaire mais bon, ça prend du temps et il y a eu quelque chose de fort avec ce portrait et les vêtements, comment je me sentais dedans. Je me suis dis, ok, c’est comme ça que j’ai envie de me sentir tout le temps. Je me suis vue comme je m’imagine et ce moment a été super puissant. Je me suis dis, il faut que je garde cette tenue, et c’est ce que j’ai fait, je suis repartie avec !