Alors que FRUiTS, bible nipponne du street style dans les 90’s, vient de ressortir cette année en version papier, Mixte revient sur les origines de ce courant photographique et vestimentaire. Direction Tokyo, où l’art de s’habiller pour être immortalisé·e retrouve sa flamboyance auprès de la Gen-Z.

À en croire la dernière campagne Bottega Veneta shootée façon paparazzade avec un A$AP Rocky ultra looké flânant entre chez le fleuriste et le pompiste, le street style semble se taper un retour de cool. Une preuve de plus que la mode de rue reste une référence majeure et une source d’inspiration pour toute l’industrie au point d’être déclinée à l’envi et devenir un poncif ? Déjà en 2017, la campagne Yeezy Season 6 avec Kim Kardashian reprenait l’esthétique street style/paparazzade. Si aujourd’hui ces images semblent calibrées pour les réseaux sociaux, il est bon de rappeler que ce courant photographique est née dans la presse, notamment dans le magazine The Village Voice dans les années 80, grâce à la tribune “On The Street” de la géniale Amy Arbus, ou encore avec les clichés de Bill Cunningham publiés dans le New York Times. Si ces deux photographes new-yorkais sont la pierre angulaire de ce qui définit la photographie de street style, c’est bien à Tokyo que se trouve le pape du genre, le photographe Shoichi Aoki qui dédie sa vie au street style depuis les années 80. Il a notamment fondé plusieurs magazines comme Street, Tune, Ruby ou encore l’iconique FRUiTS en 1997.

FRUiTS, aux origines du street style nippon

 

FRUiTS, c’est 233 numéros et un compte Instagram suivi par près de 170 000 personnes qui documente le street style du quartier mythique d’Harajuku à Tokyo. Ces quelques rues sont le berceau des sous-cultures les plus flamboyantes des années 90 et 2000. A l’époque, le quartier est une véritable scène créative à ciel ouvert dans laquelle se regroupent les « cool kids » Tokyoïtes. Harajuku est alors comme un laboratoire de la mode où chacun·e vient exprimer son identité  à travers ses looks, avec une démarche esthétique et philosophie D.I.Y pour y parvenir. Surmédiatisée par des magazines étrangers, le monde entier fini par coller l’étiquette « d’excentrique » sur la mode Tokyoïte. A cette période, les cool kids grandissent et la fast fashion débarque : il est alors devenu plus facile (et moins cher) de montrer sa personnalité sur Instagram plutôt que dans la rue, à travers ses vêtements. En 2007, Shoichi Aoki arrête la publication régulière du magazine FRUiTS, estimant qu’“il n’y avait plus de jeunes cool à photographier”. Mais son travail de documentation continue de vivre sur Instagram. Là on y reconnaît souvent des influenceur·se·s ou des acteur·ices du milieu de la mode, édulcorant la spontanéité et l’authenticité qui ont fondé l’ADN de FRUiTS. En  mai 2023, le magazine se relance en version papier mais entre-temps, c’est dans un autre quartier que la jeunesse tokyoïte méga lookée se retrouve.

Un quartier peut en cacher un autre

 

Depuis quelques mois l’effervescence du quartier de Koenji, à 8 km d’Harajuku, fait vibrer Tokyo à l’image de son voisin. Lilise, la trentaine, écrivaine, artiste performeuse et photographe Tokyoïte, documente ce nouvel Eldorado des passionné·e·s de mode de seconde main et adeptes de contre-culture musicale. Un bon terreau pour le street style, surtout depuis la pandémie de Covid quand les « cool kids » ont à nouveau afflués en quête de bars, de fêtes et de musique mais que les bars étaient fermés. Ces noctambules ont trouvé refuge sur une petite place ordinaire surnommée le Rotary. L’ambiance y varie, parfois mélancolique (voire glauque), euphorique ou déchaînée, mais une chose reste constante : les gens s’y rassemblent toute la nuit, avant ou après leurs sorties pour discuter, boire, jouer ou écouter de la musique… et même dormir.

Au fil des ans et de ses recherches, Lilise a acquis une solide expertise dans l’étude des cultures et des sous-cultures vestimentaires de sa ville. Pour Lilise, le quartier de Koenji se démarque par habitant·e·s de qui ne cherchent pas à se montrer, contrairement à cell.eux d’Harajuku, où beaucoup travaillent leur style dans le seul but d’être pris.e.s en photo. Un soir, l’idée de photographier les acteur·ice·s de cette scène alternative lui est venue, ou plutôt, lui a été soufflée : « J’étais au Rotary en train d’écouter un·e ami·e jouer de la guitare, quand la personne à côté de moi s’est soudain exclamée : « si seulement il y avait un Koenji Fashion Snap ! » Je ne connaissais pas cette personne, mais j’ai eu une révélation ! Alors, à 3 heures du matin, je lui ai emprunté son vélo et je suis partie chercher mon appareil photo et un magazine FRUiTS. Je n’ai pas réfléchi, j’ai commencé à prendre des photos. Ce n’est même pas mon idée, elle est venue du chaos du Rotary. », raconte Lilise qui a pris cette remarque au pied de la lettre et a créé @koenjifashionsnap, ce qu’elle appelle en souriant un « FRUiTS by night ». Ce compte est d’abord une source d’inspiration pour l’écriture de ses pièces, mais elle considère essentiel de continuer cette documentation car elle a constaté que les différentes communautés et générations présentes sur la place ne communiquent pas nécessairement entre elles. Grâce à la mode et à son compte Instagram, elle espère créer un espace de rencontre.

« Koenji ne sera jamais le quartier le plus fréquenté ni le plus populaire de Tokyo, mais les amoureux·ses de la musique, de l’art et de la mode continueront de venir pour s’exprimer », continue Lilise. Elle est aussi consciente que la ville regarde d’un mauvais œil l’effervescence de cette jeunesse nocturne et finira probablement par mettre à exécution un énième projet de réaménagement du quartier, comme cela a pu se produire par le passé, mettant en péril les cultures d’Harajuku, de Shibuya, ou plus récemment de Shimokitazawa. En attendant, Koenji brûle de créativité et si ce phénomène tend à être éphémère, le travail de Lilise en est encore plus significatif au nom de la postérité. Les looks de cette Gen Z ultra audacieuse mélangent nonchalamment marques de luxe, fast fashion, « custom » et vintage et promettent d’infuser un peu plus de créativité dans nos algorithmes devenus un peu trop conventionnels. Esprit de Koenji es-tu là ?