Hypersexualisé par une société patriarcale, dénigré par la tech sexiste ou ringardisé par des excès de chirurgie, le sein a été gommé voire invisibilisé. Aujourd’hui pourtant, que ce soit dans la mode, la musique et la pop culture, l’attribut féminin revient plus puissant et plus engagé que jamais. 

Dans le monde d’avant, on aurait pu penser que deux ans de pandémie infuseraient assez pragmatiquement dans les collections, que ce soit en imaginant de nouveaux masques ou en misant sur les découpes d’épaules, pour faciliter un rappel de vaccin. Pourtant, des hits actuels – le crop cardigan de Jacquemus – aux collections Printemps-Été 2022 – les brassières Fendi Skims –, ce sont les seins que les designers ont décidé de mettre en avant. Sans exhaustivité aucune, des pulls à armatures Prada aux poitrines imagées de Schiaparelli, en passant par les soutiens-gorge tropicaux de Coperni ou à volants de Simone Rocha, les empiècements de buste d’Alaïa ou les halter tops et bodys lacés chez KNWLS, les seins sont plus que jamais mis en valeur. Un détail futile ? Plutôt un sous-texte, plus militant qu’il n’y paraît. On le sait, la mode est un cycle éternel : mais dans un contexte post #MeToo, on peut se demander pourquoi revenir vers des vêtements (soutifs, corsets, bustiers…) plutôt liés à la contrainte et à l’aliénation. Caroline Courbières, professeure de sciences de l’information et de la communication, spécialiste des phénomènes de mode, explique : “Ces vêtements marqués peuvent être une manière de se réapproprier son corps, dans tous les cas de revendiquer sa liberté : ne pas vouloir cacher ses formes, choisir d’être sexy pour soi et/ou pour les autres, s’inscrire dans un domaine de références sexualisé, c’est aussi ce que permet la mode vestimentaire. Jouer avec les apparences, c’est aussi devenir ‘le miroir d’un certain désir de sa propre image’, comme l’a écrit Baudrillard.” Alors, prêt.e.s à bomber le torse ?

Collection Schiaparelli SS22.
Histoire contemporaine d’une invisibilisation

 

Il ne vous aura probablement pas échappé que les dix dernières années ont été marquées par un tiercé gagnant : Instagram, la famille Kardashian-Jenner et les fesses très rebondies. Le point commun de ce combo ? Outre une addiction au smartphone et aux retouches photo, la dernière décennie a complètement fait disparaître les seins de notre écran mental. Tout d’abord, à cause de la tech, toujours plus sexiste : Il y a quelques semaines, Madonna accusait Instagram de misogynie et d’âgisme. En cause ? La censure d’une photo de la star découvrant un téton. Même chose pour l’affiche originale du film de Pedro Almodóvar, Madres Paralelas, représentant un téton “pleurant” une goutte de lait. Deux exemples récents pour montrer que le sein, qu’il soit sensuel ou nourricier, n’a pas sa place sur les réseaux sociaux, disparaissant donc un peu plus du paysage sociétal. Les conséquences d’un male gaze toujours plus toxique pour objectiver et normer les poitrines. Mais cette invisibilisation des seins a également une autre cause : la tendance. En particulier à cause de l’omniprésence médiatique des Kardashian-Jenner, mètre étalon des canons de beauté qu’elles ont elles-mêmes diffusés, tout en courbes et fesses généreuses, sculptées à coups de BBL (“Brazilian butt lift”, augmentation du volume des fesses par réinjection de la graisse aspirée sur une autre zone du corps). Mais l’ère du fessier amorcerait peut-être son déclin : d’après de récentes photos, Kim et Khloé Kardashian auraient fait réduire la taille du leur. À en croire le nombre de TikTok disponibles sur le sujet, ce qui pourrait être un simple gossip beauté anecdotique serait susceptible d’avoir un effet papillon sociétal bien plus important : à cause des fesses généreuses des Kardashian-Jenner, depuis 2015, le nombre d’opérations de BBL a augmenté de 77,6 %, selon les derniers chiffres de l’International Society of Aesthetic Plastic Surgery (ISAPS). Alors, si elles reviennent à une taille de fesses moins proéminente, ce sont tous les standards de beauté actuels qui risquent de changer. De quoi rappeler les seins à notre bon souvenir ? Toujours selon l’ISAPS, même si elle est en léger déclin, l’augmentation mammaire reste l’intervention de chirurgie esthétique la plus courante dans le monde, représentant 15,8 % de tous les actes en ce domaine.

L’affiche du film “Madres Paralelas” de Pedro Almodovar, censurée par Instagram.
La réhabilitation du sein, nouvel étendard de puissance

 

Pour savoir si on assiste à un changement de paradigme, il suffit souvent d’observer la pop culture. Dans un passé pas si lointain, la pudibonderie a pu briser des carrières, comme celle de Janet Jackson en 2004, quand l’un de ses seins a jailli de son costume lors du Superbowl. Outrée, l’Amérique puritaine a placardé la chanteuse : une cabale et une affaire sur laquelle elle revient dans Janet, un documentaire sur sa carrière sorti en janvier dernier. En réhabilitant enfin sa propre version de l’histoire, elle se réapproprie sa poitrine pour en faire un biais d’empowerment. Une ligne de conduite suivie par d’autres artistes : récemment, Adele et Billie Eilish se sont affichées en couverture du British Vogue, l’une dans un bustier pigeonnant, l’autre sanglée dans un corset Alexander McQueen. Un choix étonnant pour une artiste étendard des convictions féministes de la Gen Z, dont la fanbase a d’ailleurs peu apprécié le shoot. Dans l’interview qui l’accompagne, elle explique avoir anticipé le backlash de ses fans, qui lui ont reproché de porter un corset alors qu’elle prône le body positivisme. Elle explique : “Le truc, c’est que je fais ce que je veux. Tout ce qui importe, c’est de se sentir bien.” À la suite de ces photos, Billie Eilish a perdu 100 000 followers en une nuit, car, selon elle, “les gens ont peur des gros seins”. Caroline Courbières souligne : “Le cas de Billie Eilish est particulier, mais ses commentaires à propos de sa série de photographies pour le British Vogue peuvent être appliqués à tout choix vestimentaire (“I love these pictures and I loved doing this shoot. Do whatever you want whenever you want. Fuck everything else!”) D’un autre côté, on sait qu’on ne peut pas complètement contrôler les regards et interprétations que les autres portent sur nous. Le sein féminin reste hypersexualisé ; je ne sais pas dans quelle mesure il peut être symbole de puissance. Éventuellement, […] c’est à condition que la femme soit elle-même puissante.”

Une émancipation qui passe donc par valoriser soi-même ses seins, sans attendre une quelconque validation sociétale unanime qui n’est pas près d’arriver. En attendant ce jour de gloire aux seins, les projets originaux autour des poitrines se multiplient : comme avec A Boob’s Life, une série produite par Salma Hayek pour HBO, basée sur le livre du même nom de Leslie Lehr, sur une femme de 40 ans dont les seins se mettent à parler. Ou avec la chanteuse trans Kim Petras dont le morceau “Coconuts” est exactement l’ode aux seins hyper camp et queer dont le monde avait besoin : elle y raconte que ses “twins” s’appellent Mary-Kate and Ashley ou Cartier et Tiffany. Un hymne à la poitrine qui n’est pas passé inaperçu, un tweet a même circulé disant : “Je pense que Kim Petras est une artiste courageuse et visionnaire en écrivant une chanson sur les seins à une époque où les fesses sont si en vogue”. Ce à quoi la chanteuse a répondu : “Tu n’imagines pas combien ça compte pour moi wow”. Un statement camp on vous dit.

Billie Eilish pour le British Vogue.
Militer pour le sein libre

 

En 2020, le confinement n’a pas eu que des mauvais effets : pour beaucoup, il a été synonyme de “no bra”. Si abandonner le soutien-gorge était déjà le plan de vagues féministes précédentes, le fait de rester à domicile a permis à beaucoup de personnes de sauter le pas, même parmi les célébrités comme Gillian Anderson ou Roxane Gay. Depuis, le mouvement s’intensifie, comme en témoigne la sortie d’un livre sur le sujet (No Bra, de Gala Avanzi, éd. Flammarion) ou encore les derniers chiffres de l’IFOP qui montrent que 18 % des femmes de moins de 25 ans ne portent jamais de soutien-gorge. Le no bra, outil de reconquête de son propre corps ? Si, pour certaines, la question du confort prime, pour d’autres, il s’agit surtout de sortir le sein des injonctions sociétales et de l’objectivation patriarcale qui imposent le port de lingerie, toujours dans un biais d’hypersexualisation de la poitrine. Car le buste nu est évidemment un vecteur de lutte : récemment, autour des années 2010, le sein nu s’est imposé comme objet contestataire dans l’espace public, que ce soit avec les Femen dès 2008 ou encore à partir de 2012 avec le mouvement #FreeTheNipple. Toutes ces évolutions sociétales ont forcément infusé dans les mentalités et même jusque dans le monde de la nuit. Depuis plusieurs années, le collectif Soeurs Malsaines milite pour la “République du Boobs Libre”, où chacun.e peut danser buste nu, dans le respect et la bienveillance (et sans photos). Le collectif précise : “On a toujours voulu que la fête soit un espace d’émancipation des corps et des esprits. La République du Boobs Libre est notre emblème : on veut changer les esprits en montrant les corps. Parce que l’égalité (des genres, des corps, de tous.tes) passe par des choses aussi simples que d’avoir le même droit de le couvrir ou le découvrir.” Et dans un contexte post #MeToo, est-ce qu’un changement de perception a eu lieu ? “#MeToo est un mouvement de lame de fond assez révolutionnaire, dont on ne perçoit pas encore aujourd’hui toutes les implications. La libération des paroles fait prendre conscience au plus grand nombre des mécaniques de culture du viol, dont la sexualisation et l’objectivation des corps des femmes font partie. On ressent de moins en moins d’interrogations ou de regards gênés ou étonnés durant nos événements. En dehors, on voit également de plus en plus souvent des femmes torses nues en soirée. En plus, maintenant on a moins besoin d’expliquer ce simple principe d’égalité dans les nouveaux lieux qu’on exploite. Les choses ont déjà évolué en quelques années, maintenant il reste à faire en sorte que les hommes arrêtent de violer et d’agresser.” Et en effet, les seins “libres” sont tristement liés à la culture du viol : d’après un autre chiffre de l’Ifop, pour 48 % des répondants, une femme qui ne porte pas de soutien-gorge prend le risque d’être agressée ou harcelée. Alors, en attendant un hypothétique et salutaire changement de mentalités, en 2022, la seule injonction tolérable, c’est justement de n’en tolérer aucune.