Aujourd’hui, pour faire part de son engagement tout en marquant les esprits, mieux vaut jouer la carte du message activiste à la fois décalé et esthétisé à l’extrême. Slogans sur carton, flyers, fanzines, collages minimalistes, typographies, posts internet aux couleurs pastel  : retour sur les évolutions et les transformations esthétiques du graphisme militant. 

Syndicats de travailleur.euse.s, Gilets jaunes, féministes, écolos, antispécistes, antiracistes, antivax et antipass, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu autant de gens exprimer leur mécontentement d’une seule voix ou en cacophonie sur des sujets divers. À la différence que, dorénavant, le fond comme la forme des messages militants tendent vers de nouveaux paradigmes esthétiques plus “encrés” dans les goûts et inspirations graphiques de l’époque. Slogans sur carton, flyers, fanzines, collages minimalistes, posts internet aux couleurs pastel : ces “écrits exposés”, pour reprendre la formule de l’épigraphiste italien Armando Petrucci, s’imposent au regard de tous.tes avec une inventivité débordante, qu’ils soient déployés dans l’espace public ou numérique. Difficile d’en faire un état des lieux exhaustif, tant les initiatives sont nombreuses et foisonnantes en la matière. Mais on a tout de même essayé de suivre à la trace les images et la police (de caractère).

 

Mode “artification” enclenché

 

Les mouvements de Mai 68 ont certes marqué d’une pierre blanche l’histoire française, mais aussi celle du graphisme militant qui, à l’époque, a connu un véritable tournant mondial. D’abord en France, avec notamment la création de l’Atelier populaire composé d’artistes et d’étudiant.es des Beaux-Arts, comme le collectif Grapus dont les sérigraphies, très picturales, étaient sous forte influence du mouvement social Solidarnosc alors en totale opposition au minimalisme suisse à la mode. Ce renouveau graphique pimpé à la sauce pré-new age s’est aussi produit aux États-Unis avec Emory Douglas, qui a créé l’identité graphique du Black Panther Party, de 1967 aux années 1980, tout comme au Royaume-Uni, avec un certain Ed Hall, ancien architecte connu pour avoir brodé des “protest banners” aux slogans anti-Thatcher ou en faveur des droits des femmes. Un travail qui lui a d’ailleurs valu d’être exposé en 2014 au V&A Museum de Londres. Cette modernisation et “artification” soudaine du graphisme militant (bien loin des simples banderoles ouvrières revendicatrices aperçues, par exemple, lors de la révolution industrielle) ne tient pourtant pas du hasard, puisqu’elle s’est très vite révélée nécessaire pour faire exister l’écrit exposé qui se doit désormais “d’être successivement photogénique, filmable, numérisable [afin d’être] vu en une d’un journal, sur un téléviseur, sur l’écran d’un ordinateur ou celui d’un téléphone portable”, souligne l’historien et directeur de recherche au CNRS Philippe Artières dans son livre La Banderole (éd. Autrement, 2013). En se basant sur le travail du photographe Élie Kagan qui a documenté les événements de mai 68, l’historien a ainsi pu identifier une typologie des écrits en lutte ainsi qu’une esthétisation rendue possible par les évolutions technologiques et les moyens de fabrication et de reproduction. Résultat, aujourd’hui, plus besoin d’être un génie en graphisme ou en dessin vectoriel pour faire passer le message de façon hyperstylisé sur les réseaux. C’est ce qu’on appelle du “PowerPoint activism”, pour être exact, soit tous ces slides sur les réseaux sociaux qui vous invitent en quelques étapes à être un.e meilleur.e allié.e antiraciste ou encore à déconstruire vos préjugés sexistes pour devenir un.e féministe – avec les risques que cela comporte de virer social justice warrior ou de faire un burn-out militant.

L’identité du Black Panther Party conçue par Emory Douglas
Les “Protest Banners” de Ed Hall
Récupération et assimilation

 

Ce DIY informatisé, plus chic que choc visuellement, sur fond pastel ou dégradé, tend d’ailleurs à s’homogénéiser au point d’être parfois récupéré par le camp opposé… C’est le cas de l’“aesthetic pastelcore”, cet univers doux et guimauve détourné à leur avantage par l’extrême droite et les complotistes pour délivrer fake news et autres messages rétrogrades. Askip, ça ferait mieux passer la pilule… De manière plus générale, c’est carrément l’esthétique de la manif qui est sans gêne récupérée par les institutions et les marques. On se souvient de la pub Pepsi avec Kendall Jenner sur fond de protestation BLM ou encore du président américain Joe Biden, qui s’est arrogé les services de la célébrité @dudewithsign sur Instagram brandissant une pancarte “Let’s look out for each other and get vaccinated” (“Prenons soin les uns des autres et faisons-nous vacciner”). Cela dit, plutôt que de récupérer bêtement une esthétique, il serait plus judicieux d’adopter et d’assimiler les codes graphiques de l’opposant à qui est destiné le message. Graphiste et étudiante-chercheuse à l’Atelier national de recherche typographique de Nancy (ANRT), Eugénie Bidaut s’est intéressée, dans son mémoire publié en 2020, aux Vocabulaires graphiques utilisés par les mouvements LGBTQ+ en France. Selon elle, “il existe deux parties militantes : les révolutionnaires et les réformistes. Les premier.ère.s, sont plus radicaux.ales autant dans leurs agissements et leurs approches que dans les formes qu’ils.elles emploient. Les second.e.s adoptent des codes assimilables par le pouvoir car ils.elles veulent entrer en discussion avec les institutions. C’est aussi elles.eux souvent qui vont avoir plus de subventions.” Ils.elles piochent donc “pépouze” leur inspiration du côté des magazines, marques, pubs… Pour autant, “on n’a jamais été aussi stimulé.es visuellement, ajoute la chercheuse. Si Mai 68 a défini l’esthétique graphique de son époque, internet a clairement accéléré le rythme et la quantité de productions. On a l’impression que tout se ressemble à un moment donné, mais ça change constamment selon les obsessions graphiques du moment, car tout se démode très vite, il y a une pression du renouvellement des formes.”

L’esthétique “Pastelcore”
La campagne malaise de Pepsi avec Kendall Jenner, “inspirée” par le mouvement BLM.
Joe Biden et @Dudewithsigns
En quête de beau et de vérité

 

Les années 2010 ne peuvent donc pas se résumer qu’à une “aesthetic”, ni à une quête du beau, ce qui fait ironiser l’artiste anglais Tim Fishlock, dont les affiches portent l’inscription : “Slogans in nice typeface’s won’t save the human race” (comprenez “Des slogans dans une belle typographie ne sauveront pas l’humanité”). Ce n’est pas ce que pense Le Grand Soulagement (LGS), créé en 2020 par l’artiste pluridisciplinaire Quentin Faucompré et l’auteur de BD Cyril Pedrosa alors qu’ils étaient confinés ensemble. Ce “programme de relaxation politique à objectif tendrement insurrectionnel” se déploie en une série de neuf affiches monochromes aux slogans marrants et doucement contestataires, comme “Remplacer la cinq G par le point G” ou encore “Remplacer les mâles alpha par des Oméga 3”, soit deux des affiches souvent arrachées des murs par on-devine-qui. Fun fact, c’est en “se baladant” sur Google Maps et en tombant sur des affiches de spectacle que Quentin trouve la police (Solenisant) qu’ils utiliseront pour LGS. Ils ne cachent par leur “admiration et leur joie certaine” d’avoir vu apparaître dans la rue les affiches de Félicité Landrivon (aka la Brigade Cynophile), l’affichage minimal et radical des Colleuses féministes, ou encore le travail engagé de Formes Vives. Avec une dizaine de personnes, Quentin et Cyril vont coller aux quatre coins de la France leurs affiches dans les rues et en pleine journée (le risque : une amende d’environ 68 euros, c’est ce qu’avaient dû payer, par personne, des Colleuses parisiennes en 2019). “On est conscients que nos affiches entrent dans les critères esthétiques du moment. Pour autant, si on a voulu faire quelque chose de beau, c’est pour attirer le regard et interpeller des personnes de différentes générations et issues de divers milieux sociaux, dans un espace qui n’est ni internet, ni une galerie d’art, ni une librairie, ni une chaîne de télévision. C’est quelque chose dont l’accès est gratuit, ça a son importance. Nous avions aussi la volonté d’agir dans un espace qui est de plus en plus policé, surveillé, fliqué, aseptisé, d’en prendre le contre-pied et de le perturber avec le peu de moyens que nous avons.”

Affiches du collectif Le Grand Soulagement.
Affiches du collectif Le Grand Soulagement.
Convergence des luttes

 

Réinjecter du beau et de nouvelles formes graphiques aux luttes permet aussi de “bousculer l’imagerie du militantisme ‘à la papa’”, fait remarquer le Club de Bridge (CDB). Cette communauté militante a été créée en 2019 par une dizaine d’artistes, graphistes et étudiant.es en art basé.es à Poitiers et à Berlin, qui cultivent une forme de fluidité dans leurs actions d’affichage sauvage comme dans leurs genres. Leur filiation ? L’écrivain-poète Guy Debord et l’Internationale situationniste, “organisation de théoriciens et stratèges révolutionnaires”. Leur style ? Hérité des fanzines punks des années 1980, en noir et blanc. Normal pour des Poitevin.es qui ont fréquenté dès leur adolescence la Fanzinothèque de leur ville. Leur signe distinctif ? Des personnages dessinés avec des boots recouvertes de poils pour signifier leur fluidité de genre, ainsi que des punchlines à rendre maboules les partisan.es de La Manif pour tous : “The Gays rule the world (you just don’t know it yet)” (“Les Gays dominent le monde [mais vous n’êtes pas encore au courant]”). Pour le CDB, “le discours militant tend clairement vers des codes graphiques moins genrés. Il fait converger les luttes, et œuvre en faveur de l’intersectionnalité.” Une image ou un symbole peuvent ainsi synthétiser plusieurs revendications et identités. Il n’est plus rare aujourd’hui d’apercevoir des messages écolos, anticapitalistes et antiracistes délivrés sur fond rose ou violet – deux couleurs historiquement liées aux mouvements LGBTQI+ et féministe du début du xxe siècle avec les Suffragettes du WSPU – et de voir de nombreux symboles identifiés dans différents combats : le Peace & Love – “Ban the bomb” créé à l’origine pour la Campaign for Nuclear Disarmament en 1958 ; le Rainbow Flag flanqué d’un “Pace” en 1961, devenu dans les années 1980 l’étendard des luttes LGBTQI+ et de la protection de l’environnement ; le poing gauche fermé et levé créé en 1920 par le parti communiste allemand (der Roter Frontkämpferbund) et devenu le signe de ralliement de Black Lives Matter (BLM). Pour en revenir aux associations des couleurs, maquée au rose, la moitié inférieure noire droite d’un drapeau symbolise le mouvement anarcha-queer. Et quid du triangle ? De ses origines ouvrières en 1889 à sa force de frappe dans l’imaginaire féministe (qui représente le cintre utilisé lors des avortements clandestins avant la loi Veil ou tout simplement la vulve), jusqu’à l’emblème d’Extinction Rébellion (deux triangles formant un sablier et le X d’Extinction), sans oublier le “Rosa Winkel” utilisé par les nazis pour distinguer les homosexuel.les dans les camps, repris et redressé avec force dans les années 1980 par Act Up… Le genre de grand remplacement et d’empowerment bienvenus.

Le point levé de BLM inspiré par celui du parti communiste
Le drapeau Pace inspiré du rainbow flag de la communauté LGBT
Le logo d’Act up, inspiré et détourné du triangle rose imposé aux homosexuels sour le régime Nazi.
Libre-service et open source

 

Tout ça ne serait rien sans un réseau très organisé d’entraide et où internet joue le rôle d’une boîte à outils dans laquelle piocher du matos utile. Ce qui permet de coordonner des actions de désobéissance civile et d’établir un système militant participatif. À l’image des syndicats historiques qui mettent en ligne slogans et chansons, ou d’organisations comme Médecins du Monde dont le Guide du bon colleur est en libre-service, de jeunes collectifs créatifs mettent également leurs ressources en commun sur internet. C’est le cas de Formes des Luttes, un collectif de “travailleurs et travailleuses de l’image en lutte graphique” qui met en téléchargement gratuit des affiches créées par des artistes ou particulier.ère.s, tout comme les Sœurcières, colleuses féministes agissant à Caen, qui partagent en Dropbox depuis leur compte Instagram leurs phrases choc. D’autres designers chevronné.es inventent carrément de nouvelles typographies. C’est le cas de l’illustrateur anglais Sam Rowe (samdraws.com), qui a non seulement créé un site pour que les gens puissent partager en ligne leurs graphismes de protestation en faveur du mouvement Black Lives Matter, mais a aussi imaginé une police de caractères. Baptisée Revolt, elle est téléchargeable gratuitement ou en échange d’un paiement libre dont le montant sera reversé à des causes BLM. Idem pour le site français Velvetyne.fr, créé en 2010 par le typographe Frank Adebiaye, qui met en free download de nombreuses polices aux noms explicites : Pas de retour à l’anormal, A bit of brutality in this floppy world, Wrestling Writing Warriors, Du fric pour l’hôpital public, Crise sanitaire, réponse sécuritaire, Le 49-3 est un déni de démocratie… Une extension du domaine de la lutte auquel participe également Eugénie Bidaut, membre de la collective Bye Bye Binary dont les membres s’éparpillent entre la France et la Belgique. “L’objectif, c’est de conscientiser l’œil, de créer et distribuer des caractères pour pratiquer l’écriture inclusive et débinarisée, fonctionnels et faciles d’emploi, pour éviter le recours aux parenthèses et au point médian. Parmi les solutions pour mettre en place ces glyphes inclusifs, la ligature entre les terminaisons masculines et féminines ou encore l’utilisation de signes diacritiques comme les accents ou des points placés en dessous ou au-dessus de certaines lettres. En janvier 2022, nous avons diffusé gratuitement nos glyphes ainsi qu’un manuel d’emploi. Et pour les rendre les plus accessibles possible, nous avons recours au versioning, à savoir qu’il sera possible aux utilisateur.trice.s de les modifier elles.eux-mêmes.” De fait, la typo ne se contente plus de porter un message, elle l’incarne, “ce qui crée un méta-discours : même si le message n’est pas revendicatif ni engagé, le fait d’utiliser ces glyphes sera perçu comme un acte militant en soi.” Dans cette même optique, l’Anglais Dan Rhatigan a imaginé Ryman Eco en 2014, une typographie “écolo” qui nécessite 33 % d’encre en moins à l’impression que ses consœurs Arial, Times New Roman, Verdana ou Georgiana. Pour l’espace de création artistique Club de Bridge, toutes ces “imbrications permettent de combler un vide historique en termes de documentations et d’archives militantes, en donnant en héritage assez de matières aux générations suivantes pour perpétuer les luttes.” Pour le non-droit à l’oubli.

Affiches du collectif La Forme des Luttes
Affiches du collectif La Forme des Luttes