Alors qu’il est aujourd’hui récupéré et exploité par les plus grandes maisons de mode, le débardeur blanc, historiquement habit politique symbole de conquête égalitaire ouvrière, queer et/ou féministe, peut-il encore être subversif et considéré comme un outil d’empouvoirement par celui ou celle qui le porte ?

Depuis qu’il a ouvert le défilé Bottega Veneta Automne-Hiver 2022-2023 et clôturé celui de Prada avec Hunter Schafer, actrice et militante LGBTQ+, le débardeur blanc (autrement nommé marcel ou tank top) règne en maître sur les collections de prêt-à-porter. Si certaines marques lui offrent ses lettres de noblesse et de délicatesse avec des empiècements en soie – Sacai – ou de la mousseline – Acne Studios –, d’autres comme Chloé ou Bottega Veneta préfèrent lui associer des codes vestimentaires lesbiens butch (pantalon en cuir, jean droit, boots pointues et démarche assurée) comme l’ont souligné les magazines I-D – qui titre : “AW22’s fashion must-have is giving butch” – et Dazed – qui décrypte les “débardeurs de lesbiennes” parmi les tendances repérées de la saison prochaine. Outre ce “retour en grâce” de la mode queer, quelque peu discutable quant aux questions d’appropriation culturelle qu’il soulève, le come-back du débardeur blanc sur les podiums traduit avant tout une nouvelle tentative d’infuser un semblant de simplicité dans les collections de luxe, voire de subversivité. Car, au fil des décennies, ce top sans manches, d’abord représentatif de la classe ouvrière, est devenu un vêtement de revendication et d’émancipation pour plusieurs minorités, notamment pour les femmes et/ou les personnes LGBTQIA+. Alors, à l’aube du monde d’après (oui, on y croit encore…), le marcel serait-il l’incarnation vestimentaire parfaite de la libération et de la convergence des luttes féministe, antiraciste, anticlassiste et pro-LGBTQIA+ ?

Débardeur en coton, Prada.
Classe / Pas classe

 

Si on le voit aujourd’hui sur le dos de “fille de” ultra-thunée et privilégiée comme Kaia Gerber, le débardeur trouve ses origines dans le vestiaire des classes populaires, bien loin des cercles élitistes de la mode. En France, il apparaît au milieu du xixe siècle et doit son nom aux manutentionnaires des halles parisiennes, chargés du débardage (d’où le terme “débardeur”) des marchandises. Ce dessous alors tricoté en laine avait une double fonction : libérer les mouvements des bras et couvrir le corps pour mettre à l’abri le bas du dos des courants d’air. Des dockers aux soldats pendant la guerre de 14-18, en passant par les ouvriers d’usines, ce vêtement est réservé aux professions musclées à qui il facilite la tâche et apporte un peu de confort. “Quelques décennies plus tard, à la fin du xixe siècle, l’industriel Marcel Eisenberg, propriétaire de la bonneterie Marcel à Roanne, se saisit de ce modèle, et progressivement le débardeur prend le nom de “marcel”, raconte Denis Bruna, conservateur en chef du département mode et textile au musée des Arts décoratifs et auteur d’Histoire des modes et du vêtement, du Moyen Âge au xxie siècle. En parallèle, aux US, il est l’uniforme de cette même classe populaire, plus particulièrement des immigrés italiens genre Robert de Niro dans Raging Bull. C’est aussi le costume de Marlon Brando qui campe un ouvrier polonais dans Un tramway nommé désir. Leur point commun détestable ? Ils battent et agressent sexuellement leur femme.

Débardeur en coton, Prada.

Tout comme l’Américain tristement célèbre James Hartford  Jr., arrêté en 1947 pour avoir battu sa femme à mort. Son mug shot où il pose en débardeur fait le tour des États-Unis, et le vêtement hérite alors du surnom “wife-beater”. “Le marcel va contribuer à forger l’image de la force viriliste”, résume Denis Bruna. De Bruce Willis, sur qui repose l’avenir de l’humanité dans Die Hard, à Nicolas Cage, dans Les Ailes de l’enfer, en passant par le néonazi d’American History X interprété par Edward Norton, cette figure du mâle alpha violent moulé dans un débardeur blanc plane encore sur la pop culture. Dans la musique, il continue également d’assurer une certaine street créd’ à la Eminem, rappeur fauché dans 8 Mile et plus globalement dans le hip hop où il évoque à la fois les tenues des basketteurs et celle des prisonniers. Mais au lieu de s’enfermer dans l’évocation et la célébration de la masculinité toxique, le débardeur va incarner un aspect beaucoup plus social et égalitaire, et ce dès les années 1930 puisqu’il devient le symbole des congés payés, à une époque où les travailleurs sortent des usines et font tomber la chemise en vacances. Perçu comme une référence iconique de la mode de rue, il se crée une place de choix dans la pop culture et le cinéma. De Depardieu et Dewaere dans Les Valseuses à Franck Dubosc alias Patrick dans Camping, il devient le symbole d’une classe ouvrière dont les corps entravés par le travail connaissent un semblant de liberté.

Débardeur en coton, Calvin Klein.
Le meilleur ami des luttes

 

Mais s’il a bien libéré les corps des classes populaires, le marcel va aussi émanciper celui des femmes, avec cette fois une posture beaucoup plus politique et revendicatrice. “Je pense à Gabrielle Chanel qui piquait le débardeur de son mec et qui mettait les dessous dessus”, raconte Vincent Grégoire, directeur de création de l’agence de tendances NellyRodi. Toute la subversivité de ce vêtement repose donc sur deux aspects : le premier concerne son androgynie poussée à son paroxysme, avec en point d’orgue Jane Birkin dans les années 1970 dans le clip de “Je t’aime moi non plus” : une référence qui fera un peu plus évoluer la question féministe et celle du genre en matière de vêtement. Ce changement avait déjà commencé dans les années 1930, quand porter un débardeur blanc en signe de rébellion féministe était alors réservé à l’élite bourgeoise et artistique, notamment aux femmes comme Renée Perle, mannequin photographiée par Jacques Henri Lartigue moulée dans un marcel sans soutien-gorge. Pour Denis Bruna, “ces femmes ont permis au débardeur de devenir le symbole d’un corps féminin libéré qui vient bien sûr s’opposer à ce symbole de machisme”. Tout comme les sportives de l’époque qui bénéficient du privilège de le porter dans le but d’améliorer leurs déplacements dans l’eau et donc leur performance. C’est d’ailleurs ainsi qu’est né le terme “tank top”, “tank” désignant les bassins en argot anglais. Vous l’aurez compris, c’est bien là, en mode tee-shirt mouillé et moulant avec tétons apparents, que le marcel va augmenter son potentiel subversif en dégageant dans la culture occidentale un autre aspect beaucoup plus érotique. “Il peut être un vrai parti pris sexualisé. D’ailleurs, tout le monde n’en porte pas”.

Débardeur en coton, Calvin Klein.

“Par exemple, dans les cultures asiatiques on peut montrer ses jambes, mais on ne montre pas ses épaules, c’est hyper-érotique. On ne montre pas non plus son cou au Japon, parce que c’est une zone hautement érogène, poursuit Vincent Grégoire. Quand on porte un débardeur, on voit les tatouages, les seins, les piercings, le corps, la peau ! C’est bien plus osé et plus trash qu’un tee-shirt.” Un imaginaire hard, kinky et revendicatif qui a particulièrement plu et convenu à la scène LGBTQIA+, comme nous le rappelle Denis Bruna lorsqu’il retrace l’histoire du marcel dans la culture queer : “Dans les années 1970, à San Francisco, le débardeur est devenu une tenue de ville, investi par la communauté homosexuelle, où il s’est imposé sur le dos du queer butch gay avant d’être récupéré plus tard par la scène lesbienne. Ce n’était plus le dessous que l’on portait sous la chemise, c’est devenu un vêtement avec lequel les gays se distinguaient, pour mettre aussi leur corps très musclé en avant. À l’époque, la culture physique du body-building est à la mode dans la communauté gay, et le débardeur devient une façon d’exhiber son corps”. Pour l’historien, c’est aussi une façon de renouer avec les origines du débardeur tout en détournant ses codes : “Sur les pochettes de disque des Village People en 1979, la figure de l’ouvrier est en marcel. Il porte son habit d’origine, qui est aussi un vêtement emblématique pour montrer son corps”. La boucle est bouclée ? Presque.

Débardeur en coton, Prada.
Le syndrome de la page blance

 

À l’époque postmoderne, le débardeur se politise encore davantage et soutient d’ailleurs des combats bien spécifiques. Par exemple, dans les années 1990, Calvin Klein l’utilise pour promouvoir la mode genderless et plus globalement soutenir la communauté LGBTQIA+. Quand la marque lance le premier parfum mixte CK One, le marcel est au centre de la campagne. Idem au moment de l’épidémie de sida, “le débardeur de Calvin Klein permet d’afficher ce sous-vêtement blanc en gage de pureté très laboratoire, comme pour dire : ‘je ne suis pas malade, je suis en bonne santé’ !” se souvient Vincent Grégoire. Et c’est bien au marcel qu’on peut attribuer les prémices de la vibe “free the nipple” à partir du début des années 1990 et jusqu’à nos jours. Cindy Crawford, canon de beauté nineties à la poitrine généreuse dans la pub Pepsi, Jennifer Aniston en girl next door dans Friends et plus récemment Bella Hadid, toutes arborent le tank top sans sous-vêtement en jouant sur sa transparence pour mieux affranchir leur corps féminin. Le marcel est clairement devenu malgré lui un étendard d’empowerment militant. C’est le vêtement contestataire et anti-establishment par excellence”, rappelle Vincent Grégoire en spécifiant que, dès la fin des années 1980, c’est bien chez Jean Paul Gaultier qu’il incarne toutes les luttes en une, en se présentant comme une sorte de lingerie prolétaire célébrant l’esthétique gay (#JPGForEver).

Débardeur en coton, Prada.

Et qu’en est-il en 2022 ? Tout dépend qui il habille et dans quel contexte. Selon la styliste Camille Bidault-Waddington, le marcel a gardé son âme rebelle : “Étrangement, je ne porte des débardeurs que depuis que j’ai pleinement embrassé mon homosexualité. Avant, je trouvais ça un peu commun par vieille éducation bourgeoise hétéronormée. Maintenant, j’adore son androgynie et le fait qu’il brouille les pistes du genre et de la sexualité”. À en croire les collections de la saison, cultiver et célébrer cet esprit lesbien butch serait de mise : “C’est le vêtement queer parfait. Son côté James Dean aussi bien masculin que garçonne, son côté muscles ou pas… C’est un vêtement très facile à lire, mais qui intrigue et excite aussi par la même occasion”. S’il est entré dans le langage courant de la mode, Vincent Grégoire, suggère que le débardeur peut encore porter certains combats, “notamment dans le cadre du body positivisme, car il montre de la peau, rend certains bourrelets apparents. Dans un contexte où l’on observe le retour de l’esthétique pro-ana sur TikTok ou le retour en grâce du style minceur des années Y2K, cela peut être une façon d’accepter et d’assumer son corps”. En seulement 170 ans d’existence, le débardeur blanc semble avoir traversé le temps. Cette pièce de tissu est à la fois la plus basique, la plus universelle et la plus politique qui soit, au point de pouvoir se réinventer indéfiniment et de changer les codes qui lui sont attribués : “Le marcel est portable par tout le monde, n’importe comment et avec n’importe quoi. C’est un peu une page blanche”, conclut Camille Bidault-Waddington. À nous d’y écrire la suite.

Débardeur en coton, Prada.
Débardeur en coton, Prada.
Débardeur en coton, Prada.