Vampire de Carl Theodor Dreyer 1932

Zombies, vampires, loups-garous, superhéros. Peu importe la forme qu’elle prend, la métamorphose a toujours nourri et obsédé la fiction, soulevant les questions existentielles propres à la condition humaine : identité, discrimination, environnement, maladies… Retour sur les transformations emblématiques de la pop culture. 

La fiction de notre ère a débuté par une métamorphose. Celle du poète Ovide qui, en l’an 1, se distingue de ses contemporains en regroupant dans 15 livres composés de 12 000 vers, près de 250 transformations inspirées de la mythologie gréco-romaine (Zeus en taureau blanc, Narcisse en fleur…). “Mon esprit me porte à parler des formes changées en corps nouveaux”, écrit l’auteur dans Les Métamorphoses. En intitulant ainsi son ouvrage, Ovide inventait alors le terme même de métamorphose – inexistant en langue latine et rarissime en grec – mais était aussi le premier à s’intéresser et à conceptualiser le phénomène. Car, des corps qui se transforment, il y en a toujours eu dans la mythologie et cela ne choquait personne, jusqu’à ce qu’Ovide y prête une attention toute particulière. “Dans de nombreux récits grecs, les héros ou dieux changent de forme, sans qu’il y ait objectivation de ces épisodes en tant que métamorphose, explique la latiniste et helléniste Florence Dupont, professeure émérite à l’université Paris-Diderot. Il n’y a pas d’ordre transcendant fixé instituant des règnes, animal, végétal, minéral… Notion aujourd’hui arbitraire, tant les frontières sont floues”. En écrivant ce long poème, Ovide n’a fait qu’inventorier en un recueil ce qui, dans l’Antiquité, ne relevait que de la nature changeante des choses, de l’ordre banalement hybride du monde. Et, de fait, depuis les humains à tête de bison peints sur les murs de la grotte paléolithique d’Altamira jusqu’au Dracula de Francis Ford Coppola, il y a toujours eu un être qui se change en un autre, démontrant que quand deux corps se fondent en un, une histoire commence. Coïncidence heureuse ou force originelle de la fiction ? Pour tenter d’y répondre, Mixte revient sur la vaste histoire des métamorphoses pop culturelles, à travers quelques-unes de ses grandes figures, et les questions existentielles qu’elles nous posent. Prêt.e.s à vous transformer ?

L’ancien métamorphe gothique

“Parler du cinéma, c’est toujours parler de moi, le vampire.” Dans Le Miroir obscur, une histoire du cinéma des vampires (éd. Rouge profond, 2014), le critique Stéphane du Mesnildot explique que cette créature protéiforme est inséparable du cinéma – de ses origines, donc, mais aussi de son procédé. Car le vampire est “la créature expérimentale du cinéma, lui permettant d’éprouver ses limites : retournant l’image en son négatif, en épuisant le noir et blanc, faisant jaillir sa couleur (le rouge, la couleur par excellence), la plongeant dans des extases psychédéliques”. Les métamorphoses organiques, minérales et lumineuses du vampire (ce dernier peut se changer en chauve-souris, mais aussi en chien, en loup et même en éléments et choses inanimées comme le brouillard londonien ou les miroitements de rayons de lune), se prolongent dans les métamorphoses photographiques de la pellicule. Le cinéma invente alors sa panoplie d’effets (accélérations, superpositions, filtres, inversions chromatiques…) en se saisissant du vampire dans Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1922), sommet de l’expressionnisme allemand, dans le Vampyr de Carl Theodor Dreyer (1932), ou bien plus tard dans l’adaptation de Coppola (1992). Une liste d’œuvres qui n’auraient pas vu le jour sans le célèbre roman de Bram Stoker, Dracula, dont l’auteur anglais commence à écrire les premières pages en 1897, au moment même où le premier cinématographe des frères Lumière projette ses ombres sur l’écran du Salon indien du Grand Café à Paris (comme par hasard).  
Si les vertus métamorphiques du vampire sont d’abord associées à l’idée d’une pure puissance, liée à l’invention de formes, elles prennent à l’inverse une connotation métaphorique beaucoup plus autodestructrice et morbide à la fin du xxe siècle. Dans Les Prédateurs, film avec Catherine Deneuve et David Bowie (1983), le réalisateur Tony Scott dilapide ainsi symboliquement une certaine idée du vampire gothique (l’œuvre s’ouvre sur une scène de night-club au son de “Bela Lugosi’s Dead” du groupe Bauhaus, Bela Lugosi étant l’interprète emblématique de Dracula dans les années 1930) et en fait la créature symbolique d’une mort nouvelle : “L’épidémie du sida a déjà commencé quand le film se tourne, et il est marqué par ça parce que le sang est devenu un sang contaminé”, analyse Stéphane du Mesnildot. En atteste la cinglante scène de vieillissement accéléré de John (David Bowie) à l’hôpital, qui résonne très douloureusement avec l’épidémie naissante : transformation mortifère, interprétée par le plus grand métamorphe de l’histoire de la pop music (plus méta, tu meurs). C’est encore quelques années plus tard que le vampire passe dans le giron de la teen pop culture, à travers deux grandes sagas populaires : Buffy contre les vampires de Joss Whedon et Twilight de Catherine Hardwicke. Le vampire y représente alors une figure plus puritaine, incarnant l’amour impossible entre une jeune fille et un homme vampire, en l’occurrence Spike (James Marsters) dans la première et Edward (Robert Pattinson) dans la seconde.

Le freak show des superhéros

Si le vampire a en effet fini par rencontrer la teen TV et le teen movie, il n’est toutefois pas le grand archétype figurant cette métamorphose universelle qu’est l’adolescence : cette figure, c’est le superhéros. David Honnorat, cocréateur de la newsletter du 7e art Calmos et auteur de Movieland, le guide ultime du cinéma (Hachette), explique que “l’emblème bien connu de cet aspect est Spiderman, notamment à travers les adaptations de Sam Raimi”. Dans le premier volet de la trilogie, sorti en 2002, Tobey Maguire découvre ses pouvoirs comme un adolescent apprivoise son corps qui change – muscles nouveaux, accès de jouissance narcissique et, bien sûr, “éjaculations” incontrôlées de toiles. Le superhéroïsme est une puberté métaphorique. C’est cependant loin d’être le seul aspect de la métamorphose superhéroïque. “Une figure qui m’intéresse particulièrement du point de vue de la métamorphose, c’est Hulk, dont l’évolution au cinéma et à la télévision est emblématique de l’évolution du genre.” En effet, dans les premières adaptations de la fin des années 1970 (en téléfilm et en série), Hulk est l’alter ego bestial du Dr. Banner, physicien nucléaire, qui se transforme de façon incontrôlée sous l’effet de la colère. Deux acteurs différents (dont le culturiste Lou Ferrigno) se partagent le personnage. Vingt ans plus tard, les films Hulk (avec Eric Bana), L’Incroyable Hulk (avec Edward Norton) puis les débuts de la franchise Avengers (avec Mark Ruffalo) défont peu à peu la part bestiale de la métamorphose. D’abord, Hulk devient une créature en images de synthèse, un humain augmenté plutôt qu’animalisé ; vient ensuite Avengers (2011), où Banner n’est plus l’esclave d’un monstre intérieur qui lui dicterait ses humeurs, puisqu’il contrôle à l’envi sa transformation en Hulk. “Enfin, dans les derniers volets de la saga Marvel, Hulk lui-même apparaît sous une forme totalement docile, affublé d’un tee-shirt et d’une paire de lunettes, guéri de toute espèce de bestialité, déplore David Honnorat. C’est le signe d’une métamorphose du genre lui-même, qui a fini par se standardiser et évacuer ses tourments intérieurs.”
La forme contemporaine du genre superhéros a lissé sa part métamorphique et hybride. Cela n’a pas toujours été le cas, comme chez Tim Burton, dont les deux Batman exaltaient la notion de freak. “La Catwoman de Michelle Pfeiffer, dans Batman : Le Défi, incarne à la fois une métamorphose plus légère, avec une transformation qui est surtout psychologique (elle devient une femme désirante et assurée), et pourtant profonde. Car Burton fait sortir le monstre en elle – mais il est plutôt du côté du monstre : c’est une bestialité souhaitable.” Elle a d’ailleurs des racines au-delà du genre superhéros, par exemple dans La Féline de Jacques Tourneur (1942), œuvre incontournable de l’épouvante hollywoodienne classique, où une jeune créatrice de mode était peu à peu changée en panthère. 

Quelques années avant Burton, la métamorphose comme devenir bête a connu l’un de ses principaux chefs-d’œuvre, qui n’est pas sans lien avec son goût du monstre : La Mouche de David Cronenberg. Inventeur d’une machine capable de téléporter des objets, le scientifique Seth Brundle (alias Jeff Goldblum) s’y hybride accidentellement avec une mouche en testant sur lui-même la téléportation de tissus vivants. Se transformant peu à peu en être mi-homme mi-insecte, Seth tentera dans un dernier accès de désespoir de fusionner avec la femme qu’il aime et qui porte son enfant, lâchant ces derniers mots : “We’ll be the ultimate family. A family of three, joined together in one body… more human than I am alone.” Une transformation qui ne cache pas ses liens avec la plus importante parabole littéraire sur la métamorphose du xxe siècle : La Métamorphose de Kafka, écrite en 1912 et publiée en 1915, récit de l’inexplicable mutation en blatte d’un jeune voyageur de commerce.

Le corps politique du zombie

Avec celui des superhéros, le deuxième grand règne de corps métamorphosés sur la pop culture des dernières décennies est celui des zombies. Issus du folklore vaudou, les zombis (sans “e” dans leur forme traditionnelle) sont en Haïti des êtres humains privés de volonté par un poison toxique, comme l’explique l’anthropologue Philippe Charlier dans Les Zombies (éd. Le Lombard). Sous l’emprise d’une “camisole chimique”, ce sont des figures déshumanisées, mais aussi des avatars de l’esclave puisqu’ils peuvent être exploités : “Ce sont des nouveaux esclaves, ils perdent complètement leur libre arbitre” et les prêtres vaudous les utilisent “comme aides ménagères, gardes d’enfants, esclaves sexuels pour certaines femmes (rarement pour les hommes) et surtout dans les champs de canne à sucre”, tel qu’on le voit dans le premier film hollywoodien à les représenter, Les Morts-vivants de Victor Halperin (1932). Mais aussi dans une variation récente et plus auteuriste sur le motif, Zombi Child de Bertrand Bonello (2018), adapté de l’histoire vraie de Clairvius Narcisse, un Haïtien qui avait été enterré en 1962 et était réapparu 18 ans plus tard.

Ce sont les films de George Romero qui en fixent la forme et les enjeux contemporains dès la fin des années 1960, en associant au genre un sous-texte politique constitutif de son ADN. Sorti dans un moment de fortes contestations liées aux luttes civiques et pacifiques, La Nuit des morts-vivants (1968) fait du zombie un avatar du changement de société en cours, comme l’explique le réalisateur lui-même dans un entretien fleuve donné dans le cadre du livre Politique des zombies (Jean-Baptiste Thoret, éd. Ellipses, 2007) : “Les zombies de La Nuit des morts vivants représentent la révolution, ils incarnent le changement, le désir de changement. […] Les autorités résistent, les individus résistent et en résistant, ils se dévoilent, tentent de faire face, de communiquer avec ce changement, de s’en défendre, peu importe. Mais au bout du compte, ils se retrouvent toujours dans l’incapacité de faire face et se font avaler.” Dans Zombie (1978), au contraire, c’est plutôt la zombification liée à la société de consommation qui est dénoncée, à travers le décor du supermarché : les Américains se transforment d’eux-mêmes en êtres privés de volonté.

En ayant aussi mis l’accent sur la notion d’infection collective, les films de Romero et leurs innombrables rejetons (la série Walking Dead, inspirée de la bande dessinée éponyme, la saga 28 jours plus tard, les différentes adaptations de Je suis une légende, la série de jeux vidéo The Last of Us…) ont peut-être figuré la métamorphose la plus presciente de la pop culture contemporaine, comme le relève David Honnorat : “Le fait d’être dans une pandémie réveille une multitude de scènes ou de choses qu’on a pu voir dans les films de zombies”. Ces derniers ont plus que les autres mis en scène une métamorphose non seulement du corps mais aussi de l’espace, d’une manière très directement présente : checkpoints, hôpitaux de fortune, villes confinées et désertées reconquises par des animaux… Par ses doubles sens politiques, par les mutations du monde qu’il a étonnamment anticipées, mais aussi par sa nature physique, le zombie est un humain métamorphosé qui nous parle aujourd’hui très directement, parce que “le zombie est aussi une métamorphose bien réelle : c’est le corps en putréfaction, c’est ce qui nous guette tous et toutes”.

Le retour des loups

Si les vampires, dans une certaine mesure, mais surtout les superhéros et les zombies, occupent toujours une position culminante à l’argus 2021 de la pop culture, ils n’ont toutefois plus rien à prouver, et leur assise sur l’imaginaire mondial perd forcément de son intensité à force que le public s’est habitué à cette hégémonie. Climat idéal pour faire émerger depuis la jeune création une nouvelle figure de métamorphose, ou plutôt faire renaître un motif quelque peu oublié : le loup-garou. Il est à l’honneur de deux titres récents issus de la frange indépendante. D’abord The Wolf of Snow Hollow, de Jim Cummings, qui est l’un des principaux espoirs de la scène underground américaine depuis le triomphe de son premier film Thunder Road au festival South by Southwest (“l’autre” grand-messe indé avec Sundance). Ensuite Teddy, de Ludovic et Zoran Boukherma, qui incarne un certain renouveau du cinéma de genre français et devrait sortir en salles au printemps – si salles ouvertes il y a. Ses auteurs défendent le réinvestissement de cette figure artisanale du cinéma de métamorphoses, incontournable de l’horreur pop américaine des années 80 (Hurlements, Le Loup-garou de Londres, le clip “Thriller” de Michael Jackson…), comme un motif qui a beaucoup à dire de l’époque contemporaine : “En centrant l’histoire sur un jeune garçon marginalisé dans son village, on s’est dit que le loup-garou pouvait résonner avec beaucoup de choses actuelles liées aux complexes de classe, mais aussi à la radicalisation”. Teddy, petit agité sympathique, rebelle sans cause semant gentiment la pagaille dans son village des Pyrénées, glisse dans une désocialisation aggravée et une violence qu’il ne maîtrise pas à mesure que la bestialité s’empare de lui. Même si leur film a une teinte comique, les frères Boukherma en revendiquent l’écho terroriste, rappelant le vocable souvent apposé aux auteurs isolés d’attentat : “loup solitaire”. 

Future star de la métamorphose pop culturelle ou simple marotte passagère du cinéma indépendant ? En quoi se transformeront les corps dans les temps à venir ? Sans trancher, David Honnorat admet volontiers la métamorphose comme force primitive de la création : “L’enjeu d’une histoire, c’est de métamorphoser son personnage principal. Et par ailleurs, le cinéma en soi est une histoire de métamorphose : plus que n’importe quel art, il repose sur l’imitation et la transformation, et Portrait de la jeune fille en feu est une métamorphose de Titanic.” Mais, par-dessus tout, il rappelle la principale métamorphose, la seule qui importe vraiment : “Il y a une démarche dans la fiction, quelle qu’elle soit, qui est d’essayer d’arracher le lecteur ou le spectateur à ce qu’il est. Lire, voir un film, une série, une pièce de théâtre, c’est se transformer.”