Le corps politique du zombie
Avec celui des superhéros, le deuxième grand règne de corps métamorphosés sur la pop culture des dernières décennies est celui des zombies. Issus du folklore vaudou, les zombis (sans “e” dans leur forme traditionnelle) sont en Haïti des êtres humains privés de volonté par un poison toxique, comme l’explique l’anthropologue Philippe Charlier dans Les Zombies (éd. Le Lombard). Sous l’emprise d’une “camisole chimique”, ce sont des figures déshumanisées, mais aussi des avatars de l’esclave puisqu’ils peuvent être exploités : “Ce sont des nouveaux esclaves, ils perdent complètement leur libre arbitre” et les prêtres vaudous les utilisent “comme aides ménagères, gardes d’enfants, esclaves sexuels pour certaines femmes (rarement pour les hommes) et surtout dans les champs de canne à sucre”, tel qu’on le voit dans le premier film hollywoodien à les représenter, Les Morts-vivants de Victor Halperin (1932). Mais aussi dans une variation récente et plus auteuriste sur le motif, Zombi Child de Bertrand Bonello (2018), adapté de l’histoire vraie de Clairvius Narcisse, un Haïtien qui avait été enterré en 1962 et était réapparu 18 ans plus tard.
Ce sont les films de George Romero qui en fixent la forme et les enjeux contemporains dès la fin des années 1960, en associant au genre un sous-texte politique constitutif de son ADN. Sorti dans un moment de fortes contestations liées aux luttes civiques et pacifiques, La Nuit des morts-vivants (1968) fait du zombie un avatar du changement de société en cours, comme l’explique le réalisateur lui-même dans un entretien fleuve donné dans le cadre du livre Politique des zombies (Jean-Baptiste Thoret, éd. Ellipses, 2007) : “Les zombies de La Nuit des morts vivants représentent la révolution, ils incarnent le changement, le désir de changement. […] Les autorités résistent, les individus résistent et en résistant, ils se dévoilent, tentent de faire face, de communiquer avec ce changement, de s’en défendre, peu importe. Mais au bout du compte, ils se retrouvent toujours dans l’incapacité de faire face et se font avaler.” Dans Zombie (1978), au contraire, c’est plutôt la zombification liée à la société de consommation qui est dénoncée, à travers le décor du supermarché : les Américains se transforment d’eux-mêmes en êtres privés de volonté.
En ayant aussi mis l’accent sur la notion d’infection collective, les films de Romero et leurs innombrables rejetons (la série Walking Dead, inspirée de la bande dessinée éponyme, la saga 28 jours plus tard, les différentes adaptations de Je suis une légende, la série de jeux vidéo The Last of Us…) ont peut-être figuré la métamorphose la plus presciente de la pop culture contemporaine, comme le relève David Honnorat : “Le fait d’être dans une pandémie réveille une multitude de scènes ou de choses qu’on a pu voir dans les films de zombies”. Ces derniers ont plus que les autres mis en scène une métamorphose non seulement du corps mais aussi de l’espace, d’une manière très directement présente : checkpoints, hôpitaux de fortune, villes confinées et désertées reconquises par des animaux… Par ses doubles sens politiques, par les mutations du monde qu’il a étonnamment anticipées, mais aussi par sa nature physique, le zombie est un humain métamorphosé qui nous parle aujourd’hui très directement, parce que “le zombie est aussi une métamorphose bien réelle : c’est le corps en putréfaction, c’est ce qui nous guette tous et toutes”.