Alors que la guerre en Ukraine en est à son cinquième jour, la Fashion Week AW22/23 se poursuit dans une atmosphère volontairement modeste et quelque peu étrange. Le lundi 28 février, c’est la Fédération Française de la Haute Couture et de la Mode qui enjoint les invités parisiens à expérimenter les évènements des prochains jours avec solennité par respect pour l’Ukraine et l’attaque de ses libertés. Dans ce contexte international angoissant et délétère, comment et pourquoi continuer à parler de mode ?

22 Février 2022, la Fashion Week milanaise démarre, renouant avec les professionnels étrangers venus en avions, les défilés en physique, et les after shows qui rythmaient les soirées avant la pandémie. Trois ans après la Fashion Week Automne/Hiver 2020, qui avait été particulièrement perturbée dans son élan par les premières menaces du Covid, c’est une fois encore à Milan, par un impondérable de l’Histoire, que l’industrie de la mode va être bousculée par une crise mondiale. 24 Février 2022, Vladimir Poutine annonce envahir l’Ukraine. Tôt dans la matinée, l’offensive militaire de la Russie s’attaque à ce pays d’Europe et le président ukrainien Volodymyr Zelensky proclame la loi martiale dans tout le pays. À 14 heures, heure du défilé Prada, le coeur n’est plus à la célébration du retour du débardeur blanc. La menace d’une guerre en Europe, voire d’une nouvelle guerre mondiale, laisse peu de place aux considérations cycliques des tendances de mode. C’est l’Histoire toute entière qui se répète, et la promesse d’un monde pacifié qui s’enlise dans un torrent d’informations insoutenables mais nécessairement diffusées.

Le décalage entre ces deux évènements, apparus simultanément par un hasard calendaire qui alourdit une nouvelle fois la petite histoire des Fashion Weeks semble évidemment trop lourd. De nouveau, Milan subit les tremblements tandis que Paris réceptionne les secousses. Des célébrités décommandent leurs interventions médiatiques, des équipes de communication envisagent de modifier la tournure de leurs évènements, d’autres encore, profitant des derniers instants de calme en coulisses, adoptent la politique du « don’t act ». La mode, qui orchestrait son ballet bi-annuel relayé par les journalistes, influenceurs, acheteurs, et autres professionnels, fait soudainement face à un dilemme de positionnement éthique. Sommés de communiquer sur ce temps fort en lui confectionnant une sur-représentation médiatique – qui justifie notamment le coût de ces évènements – comment (et pourquoi) les professionnels du secteur peuvent-ils continuer d’attirer l’attention sur un luxe onirique quand un peuple tout entier est attaqué à seulement quelques kilomètres de distance ?

Des manifestants anti-guerre en Ukraine devant le show Armani FW22/23, à Milan, le 26 février 2022

THE SHOW MUST GO ON

La question reste totalement légitime mais il est important de rappeler qu’historiquement, la mode contemporaine, comme les autres industries créatives, n’a jamais cessé d’exister pendant les conflits. Même durant la Seconde Guerre mondiale, en France, les magazines féminins de mode (tels Marie Claire et La Mode Chic) poursuivent leurs publications. Les marques redoublent d’efforts pour proposer une mode fonctionnelle mais inventive, tandis que la créatrice Elsa Schiaparelli, exilée aux Etats-Unis en 1940, y deviendra temporairement conférencière de mode. La mode, en tant que phénomène social de productions culturelles, est bien insérée à l’Histoire, contrainte de s’y adapter. Les prises de parole du secteur sur ses thématiques propres ne peuvent faire l’objet d’un débat de légitimité qui serait relative à certains contextes, la mode étant intégrée au monde moderne. Mais la mode image, dont le fonctionnement repose sur la mise en avant de personnalités qui bénéficient d’une crédibilité mode et d’une voix médiatisée au profit du secteur, paraît tout de même bien futile face à cet évènement belliqueux. La juxtaposition, sur les réseaux sociaux, d’images de guerre et d’images de défilés anéantit l’idée d’une mode en tant que nécessité culturelle. L’impératif de survie laisse peu de place au secteur. Pourtant, « il faut » continuer de travailler. Car, c’est bien cette notion de travail qui pèse brusquement sur chaque professionnel des Fashion Week. Tandis que l’industrie de la mode joue, en temps normal, d’une motivation composée de passions dévorantes et destinées flamboyantes, le soudain désintérêt de ses employés – confrontés aux mêmes images sur l’Ukraine que le reste du monde – rappelle l’illusion capitaliste et libérale qui aveugle leur rythme habituel. Ce quotidien énergivore bien que glamour est attaqué à même la morale et la raison. Apparaît alors une communication à la chorégraphie paradoxale, voire dérangeante, oscillant entre re-publication d’une dépêche sur la guerre et photos des nouvelles collections. Soucieux de préserver un ordre des valeurs, les professionnels de la mode culpabilisent en direct, via des stories Instagram et compte-rendus de défilés. En même temps, peuvent-ils à eux seuls arrêter la machine du luxe ?

QUELQUES RARES PRISES DE POSITIONS

Le 26 Février, circule sur Instagram la photographie streestyle d’une invitée de Fashion Week portant un shopping bag blanc sur lequel est écrit « No War in Ukraine ❤ » (@GQ). La photo accompagne un texte dénonçant le sursaut dans la vie de Dima Ievenko, passé de créateur présentant son label Ienki ienki à Milan le mardi, à réfugié de guerre le lendemain. Cette photo, commentée plus de 300 fois, n’est en rien épargnée par les internautes qui dénoncent la « bravoure de la mode », le « sauvetage du monde par l’industrie du luxe », et autres quolibets ironiques. Ici, c’est bien le système qui est visé en tant que producteur de discours visuels et non d’actions à effets sur le monde. Pour certains, dont l’image à la fois personnelle et professionnelle est stabilisée, la communication se fait radicale. Ainsi Demna Gvasalia, directeur artistique russo-géorgien de la marque Balenciaga et réfugié de guerre, fera une nouvelle fois supprimer toutes les publications Instagram de la marque au profit d’un carré blanc, légendé d’un emoji colombe, posté le 24 Février (et depuis à nouveau effacé pour laisser place aux visuels des silhouettes de sa collection printemps-été 2022. The show must go on, apparemment).

Repris sur le compte officiel du groupe Kering, ce post sera l’une des seules prises de parole officielle émanant des institutions du luxe. Cependant, à partir du 27 Février, veille de l’ouverture de la semaine de la mode parisienne, JACQUEMUS publie une oeuvre bleue et jaune de l’artiste italien Franco Fontana (« Puglia », 1978), en écho, comme la palette de couleurs le suggère, au drapeau ukrainien. Et Giorgio Armani, le même jour, lors de la clôture de la Fashion Week de Milan, fera défiler ses silhouettes en silence. Un choix félicité par la journaliste Suzy Menkes. Entre prolongation des esthétiques visuelles et maintien des évènements de marques, les manifestations de soutien s’intègrent directement à leur communication globale. Parallèlement aux institutions, de nombreux professionnels connus du secteur ne cesseront de communiquer sur ces deux évènements en simultané. Certains médias publieront des informations sur la guerre en Ukraine tout en les associant aux intérêts de leurs lignes éditoriales (review d’une journée à Milan le 24 février, football et Russie via les sanctions de l’UEFA pour les magazines dits « masculins »…).

L’oeuvre « Puglia » (1978) de l’artiste italien Franco Fontana dont les couleurs rappellent celles du drapeau ukrainien., a été repostée par Jacquemus sur son compte Instagram.

En contrepoint, Danielle Bernstein, fondatrice de la marque We Wore What publie le 26 Février sur son compte Instagram une galerie de bikinis légendés d’un texte vantant son business model dont elle « ne pourrait être plus fière ». Celui-ci l’autoriserait à communiquer sur ses marchandises en même temps que sur la guerre en Ukraine, la vente des premières permettant de financer à hauteur de « centaines de milliers de dollars » des « causes extrêmement importantes ». Preuve, s’il en fallait une, que la mode image et ses professionnels médiatisés, quoi qu’ils disent, ne font que parler… de mode. Les outils médiatiques de la mode qui se revendiquent comme canaux officiels de sa diffusion ne peuvent finalement pas sortir de leur ancrage historico-médiatique tant les discours, quels que soient leurs contenus, apparaissent encore et toujours au sein de supports de mode. La mode parle de mode mais ne sait plus quoi dire, et, pensant parler du monde, ne parle que d’elle même. Faudrait-il dans ce cas y préférer le silence ? Tel est le dilemme auquel sont confrontés individuellement les professionnels. Leurs prises de paroles officielles et rémunérées sont un reflet de ce qu’est la mode : un réseau de personnalités qui s’expriment en leur nom propre, au nom de plus grand que soi. C’est tout le paradoxe, bien au delà de la différence de gravité entre les informations présentées au sein d’un même contenu, qui implique des professionnels payés pour s’exprimer sur la mode tout en essayant de parler d’autre chose alors que leur voix médiatique tient toute sa crédibilité de leur seule appartenance à la mode. Reviews, publication Instagram, relai d’événements, et articles d’informations deviennent un exercice de compte-rendu émotionnel davantage que factuel. La presse mode, qui bénéficie d’un certain crédit journalistique, construit son discours sur des personnalités au statut de reporter de leur propre quotidien, désormais fort éloigné du destin mondain.

Le carré blanc posté par Balenciaga et Kering sur Instagram.

ÉCONOMIE, CAPITALISME ET EXPLOITATION

Mais, pendant que les professionnels opèrent un grand écart douloureux entre deux réalités coexistantes, l’industrie de la mode et son économie poursuivent l’offensive politique en incitant les pays d’Europe à refuser les sanctions à l’encontre de la Russie concernant les produits de luxe. En effet, le 25 Février, le journal anglais Telegraph révélait que le premier ministre italien, Mario Draghi, aurait obtenu que les produits de luxe italiens soient exclus des sanctions commerciales contre la Russie afin de préserver les ventes et la clientèle d’oligarques. Une information qui n’a pas échappé aux utilisateurs de Twitter, qui se sont empressés de dénoncer cet accord dans les commentaires du post du défilé « Exquisite Gucci », marque italienne du groupe Kering, sur la plateforme. La mode (en tant que somme des professionnel.le.s qui la composent) s’associe douloureusement à un phénomène qui l’incorpore (le capitalisme et le pouvoir) et à un évènement qui la dépasse (la guerre) pour continuer d’exister quoi qu’il en coûte de sa crédibilité et ce malgré la ré-affirmation d’un goût pour le spectacle inhérent aux activités de mode. Parce que, ironiquement, les discours de mode apparus ces derniers jours semblent découvrir la brutalité paradoxale de son système. Poster pour exister en temps de crise devient un débat malhonnêtement soudain, théâtralisant l’omission du fait que la mode provoque et traverse une crise permanente.

Les victimes de mode, qui risquent leur vie pour son sytème de production, représentent une catastrophe sociale et écologique quotidienne qui n’a pourtant jamais côtoyé les prises de parole publiques. Quant à la guerre en cours en Ukraine, elle devient un conflit particulièrement médiatisé par la mode, incitant à questionner l’absence de communication et positionnement similaires face aux autres guerres passées et actuelles qui impliquent des populations non blanches et non occidentales ou européennes (guerres en Irak, Syrie, Afghanistan, Mali…). Une hiérarchie des problématiques involontairement révélée par les prises de positions des professionnels, tandis que l’économie de la mode poursuit sa bataille capitaliste, préservant ses objets de luxe, défiant la moralité humaine. La mode qui promet, souvent à raison, à ses spécialistes une vie dans un monde parallèle et déconnecté fait de gloire et de sequins se retrouve toute entière confrontée à la dure réalité d’un monde globalisé, dans lequel les connexions humaines se font en un clic. Dans lequel l’empathie est en pixels et les affects sont dématérialisés, sans frontière. Le 21ème siècle n’apprend pas seulement à la mode à se connecter au monde. Il lui apprend surtout que la plupart de celles et ceux qui la composent, à la fois maîtres et victimes de son fonctionnement, ont développé une capacité d’humilité sur laquelle l’industrie toute entière va devoir s’accorder.