Le clip vidéo de “Saoko” de la chanteuse espagnole Rosalia.

Alors que les discours publics diabolisent les vieilles cylindrées pour mieux les reléguer à la casse, l’imaginaire et l’esthétique autour des motos et des bagnoles est en surchauffe en ce moment et met le turbo autant dans la mode que dans la musique, le cinéma ou encore l’art. Alors, ça roule ?

They see me rollin’ they hatin’… La chanson culte de Chamillionaire a semble-t-il fortement résonné dans la tête de la Commission Européenne qui met un coup de frein net à la vente de voitures thermiques neuves à partir de 2035 –exception faite aux voitures de luxe avec le décrié « amendement Ferrari ». Autrefois symboles de réussite sociale, celles-ci ne sont définitivement plus en odeur de sainteté : trop polluantes, trop bruyantes, trop dangereuses. Et elles pourraient bien entrainer dans leur chute les motos thermiques qui, certes pour l’instant sont épargnées, mais ne restent pas moins dans la ligne de mire des politiques publiques souhaitant effacer petit à petit du paysage les moteurs rutilants en faveur d’une mobilité douce et électrique. Si la voiture a façonné les villes et les zones urbaines, la disparition progressive des vieilles carlingues pourrait entraîner une libération bienvenue de l’espace public. On a déjà pu constater que les places de stationnement devenaient des terrasses entre deux confinements, les garages des logements, les anciennes pompes à essence des coffee shops et lieux lifestyle (The Gazoline Stand boulevard des Invalides à Paris). L’événement Park(ing) Day, qui se tient en septembre, mobilise quant à lui des activistes et artistes pour transformer temporairement les places de parking payantes en espaces arty et végétalisés. De quoi carburer à la lenteur salvatrice vs. le tout motorisé instauré durant les Trente Glorieuses. Pourtant, si la bagnole prend l’eau comme dans les clips de Beyoncé et de Christine & The Queens feat. Booba (métaphore de l’effondrement de l’ancien monde ?), pas de quoi freiner pour autant les fantasmes vernis qu’elle charrie. Surtout auprès de la Gen Z et des Millenials conscient-es des enjeux écologiques et angoissé-es à l’idée que le turfu ressemble au monde chaotique de Mad Max, mais qui se rêvent, en conséquence aux confinements à répétition, des vies nomades faites de fuites en avant et d’évasion.

A$ap Rocky X Mercedes Benz

À cause du Covid-19, les véhicules à 4 et 2 roues nous sont apparus comme désirables et indispensables, au point même de redécouvrir les joies de la promiscuité des cinémas Drive-in. Les créations artistiques actuelles qui se propagent à vive allure sur les Internets prouvent d’ailleurs que l’heure n’est pas à un désamour radical : le rappeur A$ap Rocky et son collectif Awge font de la sape avec la marque Mercedes Benz qui elle-même a collaboré avec le regretté Virgil Alboh sur le concept car Classe S Maybach. Lorsqu’elle ne déchire pas la robe mythique de Marilyn Monroe, Kim Kardashian enfile le casque de moto pour l’édition de mai de Sports Illustrated –rappelons, au passage, que le 2 roues, ça la connait depuis le clip Bound 2 avec son ex Kanye West. L’artiste Charles Ray ne cache pas son obsession chelou pour les voitures accidentées (à voir au Centre Pompidou jusqu’au 20 juin). Quant au dresscode cette année, c’est pantalon en cuir biker chez Alexander McQueen, gants de pilote et bottines en gomme chez Dior, blouson type Perfecto © chez Simone Rocha, tenue sponsor chez Martine Rose, veste rembourrée résolument bikercore et robe pneu chez Balmain… En laquelle on voit une forte inspiration de celle issue de la collection Hiver Buick de feu Thierry Mugler, en hommage à Harley J Earl qui a dessiné les ailerons des Cadillac Eldorado en 1959 et qu’on a pu admirer IRL cette année au MAD à Paris. Chez Lecourt Mansion, les mannequins ont débarqué en voiture avant de défiler. Chez Loewe on s’est familiarisé avec le concept de « dress car » tandis que chez Windowsen les silhouettes ressemblaient à des Transformers sous acides.

Moteur ? Action !

 

Rembobinez s’il vous plait : aussi loin que vous pouvez remonter dans vos souvenirs de jeune cinéphile et mélomane, votre esprit est marqué à vie d’images et de sons à la gloire d’imposantes et charismatiques cylindrées : la Pontiac Firebird de K2000, la DeLorean de Retour vers le Futur, la Peugeot 406 de Taxi, la Chevrolet Chevelle Malibu dans Drive, les Honda, Nissan, Toyota et Dodge de la saga Fast&Furious, et puis il y a les fictives, comme l’impressionnante bécane dans Akira, la Batmobile de Batman, l’Ectomobile de Ghostbuster (on ne va pas tous les faire)… En termes de musique aussi, ça met le turbo : de Ferrari Boyz de Gucci Mane à Disco Maghreb de DJ Snake où l’on peut voir des freestylers en moto dans le clip, en passant par Ma Benz de NTM, tout ça constitue le terreau d’un imaginaire où jusqu’ici le tout motorisé ne connaissait pas de limites. C’est même dans les crissements de pneus que retentit la rébellion, avec pour image d’Epinal James Dean dans La fureur de vivre (1955) et, dans la vraie vie, les Hells Angels aux Etats-Unis et Bosozoku au Japon qui nourrissent continuellement le mythe des gangs à motos. C’est également cheveux au vent que l’on se sent « born to be wild » comme dans Easy Rider (1969) ou que l’on fait l’expérience d’un grand moment de sororité comme dans le road movie culte Thelma & Louise (1991). Journaliste basé à Marseille, Quentin, 28 ans, pilote depuis un an l’excellent podcast Bagnolards et n’est jamais en manque de références pop culture dans ce domaine : « Il ne faut pas oublier le jeu vidéo GTA, Vice City et San Andreas, j’ai passé des heures à conduire en écoutant leurs radios (feu Karl Lagerfeld y a même sa propre station K109, ndlr). » Il n’est pas le seul à rouler pour ses passions de jeunesse : lors de son concert au Vélodrome de Marseille il y a quelques jours, Jul a fait son entrée sur scène suspendu sur un T-Max, à la bien.

Collection Dior, « Next Era », FW22-23

De quoi donner envie de ressortir son vieux scoot’ débridé du garage des darons ? Ce fort relent nostalgique, on le croise à chaque coin de rue et feed Instagram. L’été dernier, Marlène a lancé @twingologisme, répertoriant des photos volées de la fameuse « grenouille » première version, au moment où Renault annonçait mettre fin à cette lignée automobile : « J’ai créé le compte parce que j’en croisais de plus en plus dans la rue. C’est devenu une voiture de collection. Et puis ça me rappelle mon enfance, c’est la Twingo turquoise de mes grands-parents. » S’il n’est pas rare à Marseille de croiser des Twingo aux couleurs de l’OM, pour notre connaisseur Quentin le temps des petites citadines de caractère est bien révolue : « Aujourd’hui, le design des voitures s’est homogénéisé, tout se ressemble. » Toujours selon lui, l’électrique affiche un inconvénient au tableau de bord par rapport : le manque de sensations. Par là, Quentin entend « les sons, les vibrations mais aussi les odeurs. Autant de stimuli cognitifs qui agissent sur le subconscient. » Le ronronnement de votre vieille machine se rapproche de la mélodie du bonheur ? Sachez que des hordes de concepteur-trices sonores souhaitent le mettre en sourdine. Au point de faire appel, comme Renault, à Jean-Michel Jarre pour penser à « de nouvelles expériences sonores au sein des véhicules » (dixit un communiqué de presse reçu mi-juin). Il est où le bouton Mute ?

Peau d’échappement

 

S’il y a bien une odeur persistante qui se dégage de la culture automobile et motocycliste, c’est celle du stupre et des hormones en surchauffe mélangés. Roulez jeunesse ! D’abord parce que c’est dans l’habitacle des voitures que se concrétisent (souvent) les premières amours, loin de la surveillance parentale -la série Euphoria illustre très bien ce qu’est le « backseat love ». Ensuite, parce que d’autres vouent carrément un amour inconditionnel et creepy à leur machine. On parle alors d’anthropomorphisme, pour ne pas dire mécanophilie (c’est là que ça devient gênant). Cela va de l’humanisation de l’objet motorisé à l’extrême fétichisation sexuelle avec option mélange des fluides. Les body horror movies Tetsuo, Crash (auquel le nom et la pochette du dernier album de Charli XCX est un clin d’œil), Titane ou encore Boulevard de la mort, montrent des corps maltraités qui s’hybrident et se mélangent avec le métal…Sans sortir des clous et verser dans l’obsession weird, on note une big dick energy générale s’échappant des muscle cars, ces grosses bagnoles américaines qui en imposent (pensez à la Ford Mustang de Bullitt ou à la Dodge Charger de Shérif fais-moi peur). Comme l’écrivait noir sur blanc le journal Libération en septembre dernier, « le coût de la virilité, c’est aussi des effets tangibles sur l’environnement. Selon une étude suédoise, publiée dans le Journal for Industrial Ecology, les hommes provoquent 16% de plus que les femmes d’émissions responsables du dérèglement climatique. » Et pointe du doigt « les signes extérieurs de virilité ». « Le principal écart pour les hommes réside dans l’achat d’essence ou diesel pour les voitures » là où les femmes dépensent davantage en bouffe, déco et frais de santé. Une répartition genrée des rôles que l’univers motorisé n’a pas su contourner, zigzagant entre les fantasmes misogynes et scopophiliques –les hôtesses sur les salons et courses automobiles, les motardes hypersexualisées à la Brigitte Bardot, les Vixens des films de softcore sexploitation signés Russ Meyer, les gogo des car wash et les danseuses sexy sur des bumping cars dans les clips de rap (cf. Still D.R.E. de Dr Dre et Snoop Dogg, pour celleux qui ne l’ont pas). Une esthétique bourrée de clichés que la maison Thierry Mugler a dévié de sa trajectoire en injectant dans le moteur body positivisme et inclusivité dans le film présentant sa collection SS22 et que Charli XCX s’était également approprié dans son clip « Gone » en 2019.

Affiche du film « Titane », réalisé par Julia Ducournau, 2021.
Femmes au volant

 

Libéré-e, (délivré-e ?) : de toutes les images qui lui collent à la carrosserie, c’est bien celle-ci la plus manifeste. Entre 2015 et 2020, Myriam a dirigé le garage de moto Mymyrider dans le quartier de Ménilmontant à Paris, composé d’une équipe féminine mais pas fermé à la clientèle masculine. « J’ai passé mon permis moto, j’avais déjà 42 ans. C’est une passion qui est arrivée sur le tard et qui m’a inspiré ma reconversion professionnelle (Myriam avait auparavant travaillé pendant 20 ans pour une compagnie aérienne, ndlr). Depuis, je n’ai plus lâché le guidon de ma moto Guzzi NTX. » Si la pratique et les sports motorisés sont principalement des boy’s clubs, Myriam concède que les femmes sont certes moins visibles mais bien présentes : « J’ai rencontré énormément de motardes via mon garage, les réseaux sociaux, via des communautés comme Toutes en moto qui déploient des antennes en région. On nous a longtemps reléguées à l’arrière et cantonnées au rôle de femmes trophées. C’est une façon d’affirmer son autonomie et de reprendre le contrôle ! » La place des femmes dans le milieu motorisé est trop souvent minimisé. Pourtant, elles ont su tracer leur route vers l’émancipation et l’empowerment : les Bikerni qui roulent pour l’égalité des genres en Inde, les Dykes on Bikes de San Francisco qui mettent un coup de frein aux discriminations envers les LGBTQ+, les Caramel Curves de la Nouvelle-Orléans qui foncent droit sur la misogynie. Un héritage que semblent perpétrer des jeunes férues de la mécanique comme l’actrice d’Euphoria Sydney Sweeney qui, lorsqu’elle ne tape pas la pose sur une moto pour la campagne Jacquemus x Nike, n’hésite pas à mettre les mains dans le cambouis pour retaper sa vieille Ford Bronco 1969. La chanteuse espagnole Rosalia, elle, s’est muée en meneuse de gang pour le clip Saoko tiré de son album Motomami, où elle s’adonne au freestyle en motocross, rappelant à notre bon souvenir le clip Bad Girls de MIA sorti en 2012, tout en drift et hagwalah. Sensations fortes à venir en septembre : le film Rodéo, de Lola Quivoron, qui met en scène Julie Ledru, jeune actrice débutante et adepte de cross bitume, propulsée des parkings du Val d’Oise aux marches du dernier Festival de Cannes à vitesse grand V… et en Y.

Campagne Jacquemus X Nike, avec Sydney Sweeney