PHOTO ISSUE DE L’OUVRAGE SLEEPING BEAUTY PAR CARLIJN JACOBS, NOTE NOTE ÉDITIONS, 2023.

De Jacquemus à Carlijn Jacobs en passant par le prochain Met Gala, les contes sont la nouvelle source d’inspiration d’une mode qui préfère se raconter des histoires plutôt que d’embrasser la réalité. Décryptage d’un phénomène littéraire plutôt que littéral.

Il était une fois un beau château dont le jardin à la française se trouva soudain zébré d’un long tapis rouge. Cela pourrait fortement ressembler au début d’un conte, mais il s’agit en réalité du décor du défilé Jacquemus printemps-été 2024 au château de Versailles, qui avait vu les protagonistes (Victoria et David ­Beckham, Monica Bellucci, Emily ­Ratajkowski…) se déplacer en barque, ombrelle à la main, sur le grand canal du parc. Baptisée “Le Chouchou”, cette collection tout en froufrous, dentelles et bijoux comptait de nombreuses tenues inspirées de deux grandes princesses, Marie Antoinette et Lady Di. Et pour couronner l’ambiance de ce monde enchanté, les mannequins foulaient le tapis rouge au rythme de la bande originale du film Peau d’Âne, signée Michel Legrand. Un renouveau du “conte de fées” qui ne semble pas ­obséder uniquement Jacquemus, à en croire le thème du Met Gala 2024, intitulé “Sleeping ­Beauty, reawakening fashion”. Si ce dernier évoque tout de suite le fameux conte populaire La Belle au bois dormant, passé sous les plumes de Charles Perrault, des frères Grimm et de Walt Disney, il a aussi pour ambition de faire honneur aux plus grandes archives de la mode et aux pièces “historiquement importantes et esthétiquement belles, mais bien trop fragiles pour être portées à nouveau”, a commenté Andrew Bolton, conservateur en chef du Costume Institute.

En attendant de voir débouler les célébrités en robe de princesse au ball du Met Gala le 6 mai prochain, on peut aussi voir se rencontrer la mode et le conte dans le film Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos, récompensé du Lion d’or à la dernière Mostra de Venise. Dans ce long-métrage fantasque, l’actrice Emma Stone campe Bella Baxter, une héroïne farfelue avide d’aventures dont le vestiaire n’a rien à envier à ceux des grand·e·s collectionneur·se·s de mode. Imaginée par la costumière Holly ­Waddington, sa garde-robe réunit des pièces hyper-théâtrales voire chimériques, comprenant jupons, manches gigot, collerettes et lingerie affriolante signé·e·s Viktor & Rolf, Alexander McQueen ou encore Moncler. Un profil de princesse aventurière qu’on retrouve également dans le travail de la photographe de mode Carlijn Jacobs qui vient de publier chez Note Note Éditions le livre ­Sleeping Beauty, récemment accompagné d’une exposition au Foam, musée de la photographie d’Amsterdam. Dans ce projet artistique mêlant chimères de la mode et science-fiction, Carlijn Jacobs nous ouvre les portes de son monde enchanté et y célèbre “l’art de la transformation et du chelou”… Résultat, on s’interroge : la mode ne tenterait-elle pas d’échapper à un monde boring en y infusant un peu de fiction et de folie ? Faire appel à l’imaginaire collectif des contes, n’est-ce pas aussi une façon d’échapper à une société de plus en plus individualiste et en quête d’un récit universel ? Installez-vous, on va vous raconter une histoire.

Pauvres Créatures, Yórgos Lánthimos
Il était une fois la mode

 

Perspectives climatiques en PLS, situation géopolitique catastrophique et contexte social bien pourri, on est à deux doigts de renoncer à finir le livre. Quant au prêt-à-porter, il semble tout miser sur le fil narratif suranné du conte. Romantique, baby doll, couleurs pastels et robes diaphanes, les grandes tendances des collections printemps-été 2024 ont trait à une forme de féminité, de douceur et de candeur. Avec ces nœuds et ces perles qui ornent à peu près tous les vêtements et accessoires (voire les visages, chez Simone Rocha), les silhouettes évoquent des héroïnes de contes de fées. Au défilé Undercover, les robes façon crinoline abritent pour certaines de vraies fleurs, rappelant la rose magique gardée sous cloche dans La Belle et la Bête. Quant aux gros tutus en tulle fournis et colorés de Molly ­Goddard, les nombreux clins d’œil à l’époque victorienne comme chez ­Cecilie Bahnsen ou encore les créations camp de Rei Kawakubo, certain·e·s appellent ça l’historical romance, une tendance joyeuse aux nombreuses références historiques, qui vient contrer le snobisme plombant du quiet luxury. De quoi ajouter un peu de fantaisie et de sel à notre époque en mal de fun et clairement au BDR. Si quelques-un·e·s considèrent le retour des froufrous, des volants et des nœuds-nœuds comme une menace aux postures féministes, d’autres y voient plutôt l’incarnation d’une nouvelle féminité twistée par une vibe punk et régressive. Chez Collina Strada, les robes en satin et jupons en dentelle semblent faits de bric et de broc, les couleurs pètent la rétine et surtout, les mannequins affichent un sourire Ultrabrite.

Molly Goddard SS24, Simone Rocha SS24, Jacquemus FW23 et Cecilie Bahnsen SS24

Pour Carlijn Jacobs, dont le travail est empreint des codes visuels du conte et de la fantaisie, et qui a notamment signé une campagne pour Acne Studios avec Devon Aoki façon Belle au bois dormant des temps modernes, récupérer ce genre de mythe est aussi une façon de se réapproprier les travers misogynes des contes : “Dans La Belle au bois dormant, une femme est punie parce qu’elle a eu la curiosité de toucher le rouet. Au lieu de punir les femmes parce qu’elles sont curieuses, je voulais les célébrer et célébrer l’expérimentation. Il est bon d’être curieux ! La Belle au bois dormant est une invitation au subconscient, où tout est possible”, nous confie l’artiste. Il serait donc temps de revoir et de réinterpréter nos classiques.

Devon Aoki pour Acne Studios par Carlijn Jacobs
Bienvenue au book club

 

Si la mode est une discipline basée sur le storytelling, elle ne manque pas d’invoquer des fondamentaux comme la littérature. Cette année a été particulièrement riche en références littéraires. Il y a eu le défilé Celine printemps-été 2024, organisé à la Bibliothèque nationale Richelieu à Paris, et dont la collection s’intitulait “La Collection de la Bibliothèque nationale”, au cas où on n’aurait pas capté le message. Puis, durant la même saison, c’est la maison ­Balenciaga qui a envoyé une invitation sous forme de livre jauni. Le titre : “La veste de tailleur, guide de montage traditionnel”, façon mi-tuto mi-grimoire de conte enchanté. Or cette volonté d’ériger le livre en objet du quotidien, dans un monde où les écrans ont fini de monopoliser le peu d’attention et de vie sociale qui nous restait, n’est pas anodine. Le phénomène n’a pas échappé au mannequin Liya Kebede, qui a lancé il y a quelques mois Liyabrairie, une marque de porte-livre en cuir qui se met à l’épaule ou en bandoulière comme un sac à main (oui, certain·e·s ont tendance à prendre la mode du livre au pied de la lettre). D’après le magazine américain Nylon, une nouvelle vague d’autrices est en train de réinventer le game de l’édition en déclinant leurs œuvres en merch et goodies (tee-shirts, stickers, carnets, chaussettes, parfums) et en transformant les soirées de signatures a priori boring en vraie teuf, comme celle de l’autrice Ottessa Moshfegh qui a fait appel à la maison Proenza Schouler pour organiser la release party de son dernier roman. Ces literary it girls, comme les surnomme le magazine, doivent leur succès aux outils de communication modernes tels que TikTok qui a remis au goût du jour le concept de book club à travers le hashtag #booktok. Visualisé plus de 217 millions de fois sur la plateforme, ce mouvement aurait même redonné à la gen-Z l’envie de lire un bon bouquin. CQFD : au-delà d’un simple retour de hype, le livre reste indéniablement une valeur refuge pour qui veut pouvoir compter sur une échappatoire (le gars sûr de l’escapisme). Avec, cette fois, un attrait d’autant plus fort pour le conte et tous les clichés qui l’accompagnent, comme le montrent les nombreuses références aux princesses mais aussi aux villains (les méchants des histoires pour enfants) qui ont notamment inspiré la dernière collection ­Christian Cowan ou qui fleurissent sur TikTok via la trend #villainmakeup.

Sacs Liyabrairie
Les bons contes font les bons habits

 

La cape du Petit Chaperon rouge, les robes météo de Peau d’Âne ou encore les souliers de vair de Cendrillon (une sorte de fourrure, et non pas “de verre”) : dans de nombreux contes, les vêtements occupent une place cruciale. Souvent, ils dénotent même le caractère fantastique de protagonistes tout aussi fantasmagoriques. Qu’ils rappellent de bons souvenirs ou un gros trauma, et c’est bien là une spécificité du genre, les habits qui forgent le récit marquent depuis des siècles l’imaginaire collectif, créant ainsi une continuité culturelle et des références stylistiques communes à tou·te·s. Avec un univers merveilleux, des personnages flamboyants dans un espace-temps indéfini, les contes c’est un peu la vie en mieux et en “toujours plus”, avec un pouvoir d’escapisme immense conforté par leur oralité. Dans un monde où chacun·e est branché·e dans sa bulle en continu, se rassembler autour d’un récit commun pourrait bien être la clé de la désindividualisation de la société.

Peau d’Âne, Jacques Demy

Or il semblerait, selon une étude menée en France par la Fondation Jean Jaurès intitulée “De la solitude choisie à la solitude subie, enquête sur une ‘sociose’”, que l’on ait du mal à se remettre du sentiment de solitude laissé par la crise sanitaire et les confinements. Alors pourquoi ne pas revêtir les tenues les plus folles issues des contes (notre vie pour la robe de la Belle au bois dormant, qui passe du rose au bleu toutes les deux secondes) et y voir un moyen de survivre à notre quotidien ? Selon la Bibliothèque nationale de France, qui organisait il y a déjà vingt-trois ans une super exposition sur les contes de fées, ces derniers seraient un “formidable moyen thérapeutique susceptible d’aider enfants et adultes à résoudre leurs difficultés en réfléchissant sur les conflits incarnés dans ces histoires”. Outre la morale, autre élément distinctif du conte, de tels récits permettraient de s’affranchir enfin de nos pulsions destructrices en les poussant à l’extrême via notre imaginaire, comme une sorte de défouloir à névroses. Go enfiler des perles, des pantoufles de vair et des capes d’ogre, puisque “la véritable magie du conte de fées réside dans sa capacité à transformer la souffrance en plaisir”, ajoute la BnF. De quoi vivre happily ever after ? Vous avez quatre heures.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).