Philosophe politique de formation, Saphia Wesphael est une femme de lettres connue pour mettre en mots ce qui touche aux sentiments et aux idéaux humains. Sensible aux questions de nature politico-sociale, elle a écrit pour Mixte une tribune sur l’audace, indéniablement liée selon elle à la notion de résilience.

Oser embrasser sa singularité pour séduire son destin.

Oser crier, revendiquer, puis s’insurger, sans jamais oublier d’aimer.

Oser refuser ce qui nous avilit et offrir un grand OUI à tout ce qui nous donne l’éblouissant sentiment d’être vivant·e. Se laisser transporter, bouleverser, renverser par l’ardeur, par l’émoi, parfois même par l’effroi… Car ne frissonnent que celles et ceux dont le cœur cogne très fort en dedans.

D’hier à aujourd’hui, d’ailleurs et d’ici, les plus grands bouleversements, les plus grands émerveillements ont été défendus, portés, créés par les âmes audacieuses, par les âmes fougueuses. Chaque fois que le monde a transpiré et s’en est trouvé sublimé, des esprits libres s’y sont d’abord déployés.

Il y a peu de sujets aussi fédérateurs que l’audace, parce que l’aborder, c’est déjà se soulever, c’est déjà s’élever au-delà de ce qui nous est donné. L’aborder, c’est éveiller en nous le désir de se grandir.

L’audace, c’est l’air que l’on respire pour ne pas se laisser asphyxier par la banalité, la fausse moralité, par ce qui nous éloigne de notre identité.

L’audace, c’est le vertigineux et périlleux défi d’être soi, infiniment en soi. C’est œuvrer pour que la liberté de l’être humain ne lui soit plus jamais octroyée au prix de sa dignité. Œuvrer pour qu’il soit le seul créateur de sa destinée, l’unique pionnier.

Des pages durant, je pourrais disserter sur cette audace-là. Celle sur laquelle j’ai tant écrit, celle que nous sommes si nombreux·ses à appeler de nos vœux, à affirmer et à réinventer perpétuellement. Inlassablement.

Des heures sûrement, je pourrais parler de l’absolue nécessité de refuser l’uniformité pour lui préférer la beauté du désordre et de la différence. J’aurais tant de choses à dire de mon admiration pour tous les êtres qui se sont soulevés et se soulèvent encore, pour tous les êtres qui font entendre la justice au son de leur courage.

Pour autant, je voudrais m’arrêter un instant.

Dans cet espace de réflexion et de création qui m’est donné, je voudrais prendre le temps de faire dialoguer l’audace avec une notion qui lui est moins souvent associée : la résilience.

L’audace est toujours présentée comme une fulgurance, une impulsion, un mouvement puissant qui nous attire en direction du monde, qui nous convainc de nous y élancer, de l’embrasser, en dépit des obstacles, des limites, de l’adversité. Tout cela est vrai, bien entendu. On a tou·te·s en nous le souvenir d’un moment où l’on a décidé d’oser rêver en grand, d’oser prendre le risque de perdre ce que l’on avait pour enfin découvrir qui l’on était et partir à la recherche de ce que l’on méritait. Très souvent, on nous invite à nous déployer dans la réalité pour triompher contre sa violence.

Mais qu’en est-il de ses silences ? Qu’en est-il des moments où la société, plutôt que de nous martyriser ou nous intimider, semble totalement nous ignorer ? Qu’en est-il des moments où notre cœur s’éteint, où notre esprit se vide, où l’on n’est plus avide de rien ?

C’est une chose d’avoir l’âme gorgée de rêves et d’oser les assumer, les verbaliser puis se lancer dans la surprenante aventure de leur réalisation. C’en est une autre de se heurter à la désillusion. C’est à ces âmes-là que je souhaite m’adresser aujourd’hui, celles sur le point de cesser de croire en l’avenir, en la vie, en ce qu’elles sont et en ce qu’elles font. Celles qui ne savent plus très bien où elles vont. Celles qui ont vu un rêve s’envoler ou se distancier et ont senti en elles – très profondément – quelque chose se briser. Celles qui, jadis audacieuses, deviennent peu à peu taiseuses.

Je voudrais parler à tous les esprits esseulés, égarés, à tous ceux qui, dans leur quête de sens, connaissent des périodes d’errance. La nausée, la gorge serrée, le sentiment d’être totalement seul·e·s même quand on est entouré·e·s, le malaise en société : autant de symptômes de ces périodes troublées. Aucun drame majeur ne s’y joue, et pourtant… on a tellement mal en dedans. Ça brûle très fort, ça nous blesse, ça nous consume et, ultimement, ça nous éteint. C’est comme si la vie n’avait plus de goût, que chaque bouchée rappelait le papier mâché d’un livre indigeste. C’est comme si plus rien ne semblait avoir de signification. Or c’est la signification que nous lui donnons qui offre à notre existence ses émotions et sa direction.

Ainsi, personne ne nous a jamais appris à être audacieux·se quand notre cœur lui-même n’est plus valeureux. Il semble pourtant que, lors de ces moments, loin d’être condamnée à nous quitter, l’audace puisse simplement changer de nature, se déplacer. Au lieu de nous permettre de nous surpasser, d’aller au-delà de nous-mêmes, elle nous force à nous retrouver, à cesser de nous dénigrer, de nous abandonner, de nous malmener.

Il faut être très courageux·se, il faut être très audacieux·se pour se mesurer à ses peurs et embrasser son destin, il le faut tout autant pour surmonter sa désespérance et s’offrir de nouvelles chances. C’est pour cela qu’en pareil cas, audace rime avec résilience. Il y a différents degrés de traumatismes. Certain·e·s traversent des épreuves innommables et, tels des phénix, renaissent de leurs cendres. D’autres voient leurs projections s’effondrer et, pièce par pièce, se mettent à rebâtir ou trouvent en elles·eux le merveilleux courage de rebondir.

Je voudrais dire à toutes celles et ceux qui ont le sentiment d’avoir échoué, d’être passé·e·s à côté d’elles·eux-mêmes que c’est justement maintenant que tout se joue : qu’importe votre âge, votre genre, votre condition, qu’importe la bien-pensance, ses jugements et ses silences, ne baissez pas les bras. Ne vous abandonnez pas. C’est précisément ce qui différencie les audacieux·ses de celles et ceux qui s’enlisent : les un·e·s arrachent le bonheur de toutes leurs forces, les autres se résignent.

Si vous n’en êtes pas convaincu·e, pensez à quelqu’un que vous aimez, que vous estimez, voire que vous admirez. Une personne que vous jugez brillante, talentueuse, singulière, mais que la vie ne facilite pas. Qui n’a pas encore trouvé le bon travail, la bonne opportunité, le bon endroit. Puis imaginez que cette personne baisse les bras. Êtes-vous capable de vous figurer le sentiment de “gâchis” que vous ressentiriez ? Eh bien, dites-vous que c’est pareil pour vous-même. Dans ce monde, il y a au moins un être qui croit en vous, et des tas d’autres qui verraient leur vie bouleversée s’il·elle·s croisaient votre route, s’il·elle·s se trouvaient confronté·e·s à votre talent, à votre intelligence, à votre humanité.

Alors, il faut oser. Il faut oser aller les rencontrer. Il faut oser vous offrir au monde. S’il ne vous ouvre pas les bras, imposez-vous. Dérangez-le par votre détermination à apporter votre pierre singulière à sa fondation. Vous n’êtes pas surnuméraire, vous n’êtes pas qu’“un·e parmi une infinité d’autres”, vous êtes plus que ça. C’est terriblement difficile de ne pas laisser ces pensées se coller à nos esprits quand les difficultés les ont affaiblis. Et pourtant… Si chaque personnalité inspirante, créative, étonnante, avait eu le sentiment de n’être rien, le monde se serait déjà éteint.

On a tou·te·s une place à occuper sur cette Terre, une place mouvante, une place qui se réinvente. Un jour, vous (re)trouverez la vôtre, et peut-être vous rappellerez-vous à quel point être audacieux·se peut rendre heureux·se.

Saphia Wesphael a publié en juin dernier Pour tout l’art du monde, 7 rencontres autour de la créativité, aux éditions Robert Laffont. Un recueil d’entretiens avec diverses personnalités autour du concept de créativité, à mi-chemin entre le désir poétique et la pensée philosophique, entre la réflexion et la célébration.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).